Interview d'Eugène Descamps

mis en ligne le 19 janvier 1989
Si on examine les choix faits par la CFDT en 1970, lors de son congrès ; « appropriation collective des principaux moyens de production, planification démocratique, autogestion », leurs caractères révolutionnaires ne font aucun doute. Après une longue marche, la CFDT faisait alors clairement l'option du socialisme autogestionnaire. En se déclarant pour la « propriété sociale » des grands moyens de production, la CFDT rejetait également le pouvoir étatique, source d'une société bureaucratique et... totalitaire. Elle prônait alors : décentralisation du pouvoir économique, participation active, contrôle des travailleurs et des consommateurs aux processus de décisions économiques. Elle s'affirmait nettement anticapitaliste... et anti-autoritaire.
Si on regarde aujourd'hui la situation de cette confédération, on est obligé de constater, honnêtement, que l'on est très loin des perspectives à visée révolutionnaire tracées à l'époque.
En revanche, dans l'esprit et la pratique, certains syndicats CFDT ont conservé cette sensibilité, ces objectifs que nous nous étions fixés dans les congrès de 1970 à 1973 lorsqu'ils réaffirment, par exemple, leur volonté de voir les comités d'entreprises non seulement gérants d'oeuvres sociales, mais aussi, mais surtout, en mesure de connaître, de juger la vie de l'entreprise, de contrôler embauches, licenciements, conditions de travail. En clair, un instrument d'action et de prise d'informations pour le contrôle ouvrier.
Au plan des fédérations, je constate, malgré les graves difficultés économiques de ce secteur, la constance de la fédération Hacuitex 1 dans ses luttes, ses choix présents et ses perspectives. De même pour certaines unions régionales : Basse-Normandie, Pays de Loire... des secteurs professionnels : métaux Paris, Loire Atlantique,... la résistance au néo-libéralisme est cohérente, radicale. Mais ces organisations ont, en face d'elles, en ce moment, une confédération inscrivant son action dans un certain consensus, dans le cadre d'une « société apaisée ». Ce n'est pas médire que d'indiquer que la CFDT d'aujourd'hui accepte la primauté du marché, légitime le pouvoir et la fonction patronale, s'inscrit sans critique dans « l'impératif » de la compétitivité.
Lorsqu'on observe la CFDT de 1988, ses options pour un « socialisme démocratique » semblent bien lointaines. D'ailleurs, le récent congrès ne l'a-t-il pas banni du projet confédéral... Tandis que l'on appelait à sanctionner les organisations et les militants de la gauche syndicale !
Lors de son dernier congrès, la CFDT a parlé « d'autogestion », mais ce terme est vidé de son contenu.
En 1972, dans Syndicalisme Magazine, il était affirmé nettement : « L'autogestion n'est pas compatible avec la propriété privée des moyens de production et d'échange. C'est ce que la CFDT exprime en liant son projet d'autogestion à la propriété sociale »...
Aujourd'hui, les exigences autogestionnaires se transforment en une « démarche », une « perspective » dans lesquelles « chaque individu, chaque groupe, doit pouvoir maîtriser ses conditions d'existence et les transformations ».
On voit mal en quoi ces formules vagues peuvent être un projet de transformation. Nous sommes vraiment aux antipodes de ce que Edmond Maire et Jacques Julliard 2 écrivaient en 1975 dans l'ouvrage La CFDT aujourd'hui publié au Seuil : « Elle (l'action syndicale) est profondément et concrètement révolutionnaire car elle met en cause les principes de base de la société capitaliste »
En abandonnant l'idée de socialisme autogestionnaire, la CFDT a perdu, non seulement toute perspective, mais plus grave encore, sa substance, ses pratiques, elle n'appelle plus au débat, à la lutte, à la réflexion. Pourtant, face à la crise, à ces crises successives du capitalisme français et international, s'imposerait une analyse rigoureuse des stratégies économiques et financières du patronat, des gouvernements ; s'imposerait aussi de mettre le doigt sur l'incurie du libéralisme économique : les millions de chômeurs, les précaires, les laissés-pour-compte, les besoins insatisfaits, la dégradation des services publics, etc. Mon jugement sévère sur la CFDT est à la mesure des espoirs d'il y a 25 ans, lors de sa fondation.
Il faut réagir face à l'intoxication des médias, à « l'air du temps » ! Avec nos moyens, sensibiliser l'opinion sur les conséquences néfastes des politiques libérales. Agir : l'action quotidienne est essentielle, car nous ne convaincrons de la justesse de nos objectifs (planification, autogestion) qu'à la condition d'être sur le terrain, d'expliquer, d'entraîner, de réaliser un syndicalisme qui lutte et éduque. Trop souvent, on ne conscientise plus les gens, on ne les sensibilise plus à une transformation sociale !
La liberté syndicale, la liberté tout court, sont des valeurs premières que je respecte, mais le syndicalisme souffre d'un manque d'unité 3, de sa dispersion. L'unité d'action (et non les concertations au sommet pour des arrangements) oblige les militants, les structures à confronter leurs pratiques, leurs idées, à discuter, à débattre à tous les niveaux des organisations. Ce n'est pas toujours facile, souvent lent et pénible, mais l'action prend une autre ampleur, un autre écho, d'autres perspectives...
Entre syndicats, il faudra réapprendre et imposer si besoin, comme la base vient de le faire, le chemin de l'unité dans l'action. Les salariés y aspirent, les luttes de ces derniers mois dans la Santé, les PTT, les Transports l'ont démontré. Les coordinations, les comités de lutte, ont bousculé bien des schémas. Ils seront porteurs d'avenir si les appareils syndicaux savent, enfin, écouter, admettre leurs limites et voir d'abord les besoins, les aspirations des salariés et le syndicalisme plutôt que leurs « Maisons » respectives.
Ces dernières années, nous avons maintenu le feu, nous l'avons entretenu afin qu'il puisse s'embraser à nouveau, ce qui semble avoir été le cas ! Un renouveau du syndicalisme est possible. La condition première c'est son autonomie, son indépendance à l'égard des pouvoirs, partis, religions. Sa liberté dans l'action pleinement acquise, il doit maintenir la visée révolutionnaire de transformation sociale, dépasser le groupe de pression pour être moyen de promotion collective. En ces temps, le chômage, la précarité neutralisent et engendrent la peur... pourtant il n'y a pas de durable salut individuel. Dans la compétition mondiale, seuls un rapport de forces, une résistance collective peuvent éviter l'arbitraire et de larges marginalisations de populations.
Cela appelle un syndicalisme de terrain où les salariés sont responsables, une grande autonomie, la coordination des luttes, l'autodiscipline, de l'établissement à la société multinationale et à l'économie mondiale.
Des hommes et des femmes debout démontrant que les « ressources humaines » peuvent être mobilisées non pour le service du capital, mais pour la justice et l'émancipation.

Propos recueilli par Hugues Lenoir et Hélène Hernandez




1. HabilIement, cuir, textile.
2. Du SGEN. À l'époque membre du bureau national de la CFDT.
3. Eugène Descamps ne parle pas ici d'unité organique.