Quand je serai riche, je me paierai un manteau en fourrure de chien d’aveugle : chronique lacunaire d’un monde à la renverse

mis en ligne le 23 décembre 2011
HS43OnlyLe barnum électoral au sein duquel s’exhibent l’UMP, le PS hollandiste et le FN atteint des sommets de ganacherie et d’indigence intellectuelle 1. L’UMP tente de masquer son impéritie et sa pathétique défense du libéralisme économique en singeant le FN, grâce notamment au ministre Guéant, à son affidé Arno Klarsfeld 2 et à son quarteron outrancier, la Droite populaire, ce ramassis de beaufs qui fleure bon la F-rance – tandis que le FN opère un tragique rapt idéologique en recueillant l’assentiment de ceux qui, face au libéralisme chaque jour plus méprisant et destructeur, se tournent pourtant vers une autre botte que celle qui les écrase déjà. Complices du terrorisme en col blanc, celui des Bourses et des salles de marché, des Standard Poor’s, Moody’s et Fitch Ratings 3, du milieu (au sens mafieux du terme) bancaire international, l’UMP (Union des maîtres prévaricateurs) et son chef ont entrepris, avec le concours diligent et inculte de la valetaille mass-médiatique, d’organiser une vaste opération de propagande en faveur : 1) des mesures économiques les plus hostiles à ceux qui sont déjà les victimes chroniques des multiples crises successives et cumulatives qui assaillent les peuples depuis quarante ans, depuis le premier choc pétrolier, moment inaugural de l’offensive néolibérale ; 2) de l’industrie électronucléaire, en ridiculisant systématiquement les projets énergétiques alternatifs. « Le retour à la bougie », voilà ce que prédit Sarkozy si le plan socialiste de sortie partielle du nucléaire – pourtant loin d’être radical – est adopté. Pour ce gouvernement, l’UMP, ses 170 000 militants et ses millions d’électeurs, les pauvres sont des fainéants et des fraudeurs, les malades des profiteurs cherchant à spolier la Sécurité sociale, sapant ainsi les fondements du « modèle social français ». Ces assertions à l’emporte-pièce, seraient-elles quelque peu édulcorées dans les discours officiels des dirigeants de ce pays, forment pourtant l’ossature idéologique des dominants. Un ministre, l’évanescent Wauquiez (actuellement en charge de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, après avoir été secrétaire d’État chargé de l’Emploi), celui qui déplorait en 2010 les « dérives de l’assistanat, […] cancer de la société française », vient de publier un livre « finement » intitulé La Lutte des classes moyennes. L’ironie de l’histoire est bel et bien un sport de riches… Cette métaphore odieuse du cancer social est le décalque d’une situation aberrante où un médecin, face à un cancéreux, lui dirait, avec une condescendance certaine : « Aide-toi et le ciel t’aidera » ou, dans une version moins spiritualiste et plus en phase avec la pensée du Medef : « Bouge-toi le cul, feignasse, et ton cancer guérira tout seul, car quand on veut on peut. » Le libéralisme est caractérisé par nombre d’économistes comme une imposture intellectuelle, où œuvrent des Diafoirus qui non seulement pratiquent les saignées de masse, mais encore inoculent des varioles et des pestes économiques aux peuples exsangues.

Bestiaire de la haine
Fiers du tas de fumier sur lequel le coq gaulois s’égosille, la volaille gouvernementale caquète (« Déficit des comptes publics ! Rigueur, rigueur ! Ce n’est pas en cassant le thermomètre [les agences de notation financière] qu’on règle les problèmes 4 »), les perroquets médiatiques radotent (idem), les gorets des beaux quartiers pérorent (idem). Les zélotes du Triple A mobilisent leurs généraux pour mener une guerre contre les classes populaire et moyenne, en leur affirmant que tout cela est pour leur bien, qu’il faut – enfin ! – faire des efforts, après tant d’années pendant lesquelles nous avons joué les cigales de la fable de La Fontaine, tandis que les industrieuses fourmis de l’UMP et du Medef – les sauveurs de la France odieusement contrariés par les grévistes et les adeptes de la secte du Code du travail – nous mettaient vainement en garde contre notre gabegie permanente, contre notre tendance à profiter grassement des minima sociaux, contre notre penchant suspect à vouloir réduire notre temps de travail – alors que la tendance mondiale est au zèle et à la docilité –, tout ce qui contribue à nous empêcher d’emboîter le pas à la marche triomphale de la libre entreprise chinoise qui, elle, n’éprouve pas ces ridicules pudeurs sociales d’un autre temps, grâce à la sublime alliance du libéralisme sauvage et d’un reliquat substantiel d’autoritarisme mao.
Du plomb dans la tête pour les écervelés et des patates à l’eau pour toute la famille dès le 10 du mois, voilà à quoi cette énième crise va servir : à nous faire admettre que le monde est une arène sanguinaire de laquelle aucun Spartacus ne viendra nous extirper. Fort de ce constat, une proportion croissante des pauvres et de ceux qui redoutent leur paupérisation se coalise en un corps enlaidi, celui de la haine et du ressentiment, de la jalousie et de la trahison ; ils sont les nouveaux petits Blancs effrayés par l’Autre – Arabe, musulman, Rom, Africain, etc. – qui les hante, qui les prive de la protection de l’État et qui vole leur emploi. Et c’est ainsi que les chiens mangent des chiens 5.
Pendant ce temps, les exploiteurs inventent de nouvelles conditions de l’exploitation d’autrui, s’exonèrent de leurs responsabilités dans les désastres sociaux et écologiques. Ils envoient les troupes au casse-pipe économique et s’engraissent à l’arrière. Pendant ce temps, les nantis jouissent. De leur richesse. De leur pouvoir de nuire au plus grand nombre. De la facilité avec laquelle les peuples sont à leur merci. De la rapidité avec laquelle ils peuvent l’endoctriner et en faire des pantins racistes, pour les détourner des colères légitimes, celles qui rendraient vacillantes leur hégémonie et leur puissance. Ils jouissent encore de leur insensibilité aux règles communes qui, dans notre sacro-sainte « démocratie parlementeuse », sont censées être appliquées à tous, indifféremment. Nous connaissons cette fable, nous ne sommes pas dupes et il ne s’agit pas dans ces lignes de s’en étonner outre mesure. Il s’agit – sur un mode amèrement ironique – de suggérer que l’indignation « à la Hessel » telle qu’exposée dans un étique bréviaire est un préalable somme toute évident et non pas une fin en soi 6. Il s’agit aussi, avec affliction et dépit, de se révolter contre le coup d’état mental du FN, contre sa force d’attraction. De poser la question cruciale de la propension fatale d’un trop grand nombre d’asservis à désigner à leur propre vindicte ceux qui sont plus faibles, plus fragiles, plus vulnérables qu’eux-mêmes, au lieu de se saisir de moments historiques comme ceux que nous vivons pour unir toutes les forces de tous les démunis, seul moyen de lutter contre l’amplification d’une guerre de classes ourdie par ces loups qui nous jettent au bas de la falaise, aidés par l’instinct grégaire de trop nombreux lemmings humains.
Le mot d’ordre « travail, famille, patrie » est constitutif de l’idéologie du FN, il est son principe vital, toujours présent, au gré de la fluctuation des discours liée aux circonstances historiques et aux enjeux électoraux. Gageons que ce n’est malheureusement pas seulement le désarroi et le dénuement qui expliquent le tropisme d’une partie de la classe populaire vers une organisation si particulière – ce qui serait un pari anthropologique totalement exagéré et délétère –, mais aussi, surtout, une adhésion tacite, indistincte sans doute, à ce mot d’ordre rassurant, justement en ce qu’il est promesse d’ordre et de prévisibilité. L’intangible, voilà à quoi aspirent les frontistes de conviction tout comme leurs électeurs erratiques. Un emploi offert par un patron paternaliste, sévère mais juste (Travail), des chrétiens blancs hétérosexuels (Famille), dans une nation dotée d’un chef héritier de Charles Martel (Patrie), tel est le triptyque réactionnaire auquel se raccrochent tacitement les liquidateurs de leur propre destin.
Ce que l’actuelle séquence historique montre avec une nouvelle acuité, c’est, d’une part, la formidable puissance de la propagande bourgeoise capable de manipuler une partie substantielle de la classe dominée en la rendant complice et bourreau de son propre châtiment, et,d’autre part, la désespérante inertie de celle-ci face à ces opérations de manipulation. La raison et l’esprit de solidarité sont ainsi bafoués. Pourquoi cette tentation du racisme, jamais évacuée, et non pas l’émergence d’une conscience de classe dûment assumée, telle qu’elle donnerait lieu – enfin – à un élan véritablement révolutionnaire, à savoir la pleine et entière fraternité des dominés, rassemblés et unis dans la perspective de la mise en déroute de ceux qui les étouffent ? Question peut-être naïve – quoique essentielle – et sans doute moins naïve que l’antienne usante selon laquelle le capitalisme est la cause de ces errements funestes.

« Fuck the people ! »
Durant les années 2000, le patron d’une entreprise de prothèses mammaires du Var (Poly Implant Prothèse, PIP), trouvant l’époque insuffisamment amène pour son boursicotage et soucieux de son confort de futur rentier, décida de fabriquer des prothèses mammaires avec du gel de silicone industriel à la place du produit médical agréé, forcément plus cher. Environ 40 000 femmes ont reçu des implants PIP, certaines par souci esthétique, d’autres après une mammectomie consécutive à un cancer du sein (20 % des cas d’implantation). L’une de ces patientes vient de mourir d’un cancer provoqué par ce silicone frelaté. Cancéreuse, sauvée par un acte chirurgical extrêmement pénible rendant nécessaire une chirurgie réparatrice du sein, la malchance la poursuit encore, et sa trajectoire rencontre celle du sordide escroc. L’ironie de la vie est un sport à haut risque. (Qu’en pense Wauquiez, avec son « cancer de la société française » ?)
Cet épisode, vite passé à la trappe des médias, après celui de l’affaire du Médiator, a une histoire. En mars 2010, cette entreprise avait été mise en liquidation judiciaire pour fraude, 120 employés furent dépossédés de leur travail. Le personnel de l’usine avait alors menacé de la faire sauter si les pouvoirs publics n’intervenaient pas pour les prémunir du pire. L’usine n’a pas sauté, des salariés sont sur le carreau, une femme est morte de son second cancer, des milliers d’autres vivent dans l’angoisse…

Quand je serai grand…
Alors, quand je serai grand, je serai patron d’une multinationale pharmaceutique, car la maladie est une valeur sûre, et il y a plein de fric à se faire, de surcroît en se donnant des airs de sauveur de l’humanité. Peut-être aurai-je la Légion d’honneur, en même temps que le petit-fils de Johnny Hallyday ou un marchand d’armes, dont les résultats « à l’export », comme on dit dans les pages saumon du Figaro, auront été mirobolants – penser à la balance commerciale est un devoir civique. Ou bien serai-je patron d’un groupe transnational de semences agricoles (elles seront à cette époque toutes transgéniques), car j’ai bien aimé ce que mes devanciers ont obtenu en novembre 2011 : les députés de droite leur ont accordé que les agriculteurs s’acquittent d’une taxe auprès des industries semencières sur les semences destinées à être replantées pour les prochaines récoltes, alors que jusqu’à présent les paysans ressemaient librement avec des graines qu’ils sélectionnaient eux-mêmes (ce qu’on appelle les semences de ferme), entretenant de la sorte un semblant de biodiversité. Cette taxe a un joli nom : « contribution volontaire obligatoire ». Un bel oxymore technocratique. La raison de cette taxe ? « Relancer la recherche agricole en France », selon le sénateur UMP porteur du projet de loi. Autant dire ensemencer avec du bel argent frais les caisses des multinationales de l’agrobizness (Bayer, Limagrain, Monsanto, Pioneer, Vilmorin, Syngenta, etc.), lesquelles ont pour but ultime l’utilisation généralisée d’hybrides stériles et d’OGM agricoles, moyen radical de transformer une fois pour toutes l’agriculture en un système de néoservage. La FNSEA approuve – c’est ce qui s’appelle se faire UMPéiser jusqu’au trognon. Il faut dire que le président de la FNSEA, Xavier Beulin, dirige le groupe Sofiprotéol, actionnaire de semenciers français comme Limagrain. Le ministre de l’Agriculture devrait lui envoyer un tombereau de médailles du Mérite agricole. Si elles sont fabriquées en Chine, cela rendra dérisoire le prix du quintal de colifichets. Penser à la balance du commerce extérieur est un devoir civique. Cela dit, je viens de lire que les ouvriers d’une usine chinoise d’électronique se sont récemment mis en grève pour lutter… contre la délocalisation de leur usine, laquelle partirait au Vietnam, là où les salaires sont, d’un point de vue patronal, encore tout à fait décents. L’État policier chinois devrait y mettre bon ordre.
Patron dans l’industrie de la santé (industrie pharmaceutique, cliniques privées, assurances privées, maisons de retraite médicalisées, etc.) est un métier d’avenir, disais-je. Mes collègues et amis des industries qui pendant des décennies ont abondamment utilisé l’amiante, sans prendre aucune précaution pour protéger les ouvriers, et ce en toute connaissance de cause, créant ainsi une catastrophe sanitaire, sont des bienfaiteurs de notre bizness : la prise en charge du cancer de la plèvre (ou mésothéliome pleural, principale affection due aux poussières d’amiante, pouvant se déclencher jusqu’à quarante après l’exposition au pathogène) est d’un onéreux, mes aïeux, je vous raconte pas ! Prise en charge via la Sécurité sociale, payée par les prolos qu’on fait crever à petit feu ! C’est beau quand même, la République française ! Vivement la retraite à 67 ans pour ces bourricots ! Quant à mes amis juristes et détenteurs de l’ordre judiciaire, ils m’ont bien fait rire avec leur dernière facétie : après une décision de la cour d’appel de Douai, le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, pourtant organisme lié à la Sécu, a obtenu que 300 personnes remboursent une partie de ce qu’ils avaient perçu au titre d’une indemnisation relative à leur statut de victimes de l’amiante (soit entre 5 000 et 15 000 euros, selon les cas). Certains d’entre eux sont déjà morts et on réclame aux veuves, par voie d’huissier, les sommes dues. L’ironie de l’histoire est un sport de bien-portants. (Qu’en pense Wauquiez, avec son « cancer de la société française » ?) 7

Ou alors, je serai…
Quand je serai grand, je serai intouchable, riche et tétraplégique, et je ferai rire et pleurer la France entière : l’argent ne fait pas le bonheur ; les riches et les pauvres s’entendraient s’ils laissaient leur cœur parler ; l’altruisme en hôtel particulier, c’est le pied (même quand on n’en a plus l’usage) ; un fauteuil roulant c’est bien, mais une Maserati c’est mieux. Ou alors je serai journaliste à la télé, avec la larme à l’œil automatique et la phrase toute faite, puisée dans la boite à outils du Centre de formation des journalistes, quand je devrai m’extasier, à l’unisson de millions de spectateurs, devant le film Intouchables, sans jamais oser penser qu’il serait peut-être utile de profiter du succès de cette guimauve pour parler, ne serait-ce que quelques minutes, de la tragédie des polyhandicapés, des familles harassées, du manque de structures d’accueil et de soins. Pas même cinq minutes pour évoquer cet abandon, pour critiquer une politique de santé qui fait pérécliter l’Assistance publique, qui organise la guerre de classes chez les plus faibles des faibles, les malades et les handicapés qui ne sont pas milliardaires comme dans Intouchables, lequel n’est pas un film émouvant, mais une farce lénifiante – « Pas de bras, pas de chocolat » est une des phrases « cultes » du film 8. Et dans ce monde factice, je serai aussi le présentateur du Téléthon sur le prétendu service public, sans jamais poser la question du financement par la charité d’une recherche médicale que ne peuvent plus pleinement effectuer les laboratoires universitaires, faute de moyens publics suffisants.
Quand je serai grand, je ne voudrai pas m’être casser la tête à faire au moins cinq ans d’études pour devenir ingénieur spécialisé dans les cellules photovoltaïques, parce que je me retrouverai au chômedu, étant donné que cette filière industrielle d’avenir est pourtant sinistrée en France, à cause des Estrosi 9 et autres baletringues de droite. Alors je mettrai mes compétences en modélisation mathématique au service de la finance, parce que ce secteur continuera à embaucher des premiers de la classe. Pour faire semblant de « moraliser » cette activité, on gagnera moins qu’à la grande époque des golden boys, mais ça reviendra peut-être. Je serai peut-être un jour chef économiste chez Standard & Poors et je me paierai un manteau en fourrure de chien d’aveugle. Arrivé à ce niveau de responsabilité et de salaire, je ferai alors tous les ans une promesse de don de 15 euros au Téléthon et je verserai mon obole à une association qui rafistole de vieux fauteuils roulants pour donner à des handicapés nécessiteux.
Mais, après réflexion, quand je serai grand, je serai éditorialiste à la télé, à la radio, dans les hebdos, les journaux, je serai un cumulard des médias et je twitterai « à donf » pour avoir l’impression d’être dans le vent. Je fulminerai contre les « populistes » tout en m’abstenant de parler réellement de ces gens d’en bas que je ne connais que par ce que m’en disent mes amis sondeurs. Je m’époumonnerai – comme me l’aura appris l’éditorialiste de RTL et de Canal+ Michel Apathie, mon maître en histrionerie télévisuelle – en dénonçant le scandale de ces traders qui, laissés libres de leurs mouvements, jouent au casino avec les milliards des banquiers, nos milliards, vos milliards, à vous les petits épargnants, que j’aime tant. Je ferai de grands moulinets avec les bras, comme un avocat au prétoire, remplaçant ainsi l’éloquence d’une intelligence trop fugace par la grandiloquence d’une exaltation toujours présente. Et, de la sorte, je ferai croire que je suis un pourfendeur du « système » alors que je n’en serai que le propagateur faussement indigné. Je serai alors le porte-voix d’une postulation générale – le capitalisme est indépassable – ou plus circonstancielle – la rigueur est impérative, car nous avons inconsidérément profité des largesses d’un État dispendieux –, déclamations qui consistent à ne « jamais vouloir rapporter les choses déplorées à leurs causes » (comme le remarque si bien l’économiste Frédéric Lordon 10).
Je revendiquerai haut et fort ma neutralité et mon objectivité, car n’est-il pas évident qu’il sera presque impossible de dire si je suis d’obédience social-démocrate ou bien de tendance libérale-sociale ? Et quand un de mes invités à qui j’aurai daigné offrir 35 secondes d’antenne pour expliquer une proposition économique hétérodoxe (que je confondrai sciemment à l’antenne avec le mot hérétique, pour faire mousser les bulles du sensationnalisme) et ainsi donner l’impression que je suis un protecteur du pluralisme idéologique et intellectuel à la télévision française, se sera révélé bien ingrat en me coupant la parole pour essayer d’en placer une, je m’adonnerai alors à ce que je préfère dans ce métier, le pouvoir de faire sentir à l’outrecuidant ceci : « Toi, mon petit gars, on n’est pas près de te revoir sur un plateau de télé. Ici, c’est moi qui contrôle ce qui est vrai ou pas, qui établit la bienséance et les normes du débat. Tu t’y conformes ou sinon je te fais basculer dans le néant médiatique. »
Quand je serai éditorialiste, je n’éprouverai aucune gêne à faire montre d’un laxisme terminologique éhonté, à user à foison de syllogismes et de sophismes. Pourvu que ça brille… En effet, formaté comme et par mes collègues, je parlerai le même idiome qu’eux, avec les mêmes réflexes sémantiques, les mêmes métaphores ; d’ailleurs, j’ignorerai la différence entre métaphore, analogie et homologie – c’est pourquoi j’userai et abuserai d’expressions telles que « La politique, c’est dans ses gènes » quand je voudrai faire comprendre au peuple télévisuel que Machin est un « animal politique ». Après tout, je pense sincèrement que Standard & Poor’s est un thermomètre…
Dans un autre registre que la politique – le royaume médiatique où les borgnes sont rois –, j’inviterai sans (ré)fléchir les Bogdanov, Claude Allègre, Luc Ferry et consorts, ou leurs équivalents de l’époque, et je me pâmerai devant ces savants et philosophes qui savent si bien raconter ce que nous ignorons (car oui, il faut le confesser, nous, les éditorialistes, nous savons presque tout, mais en sciences et en philosophie, on est un peu légers ; ça n’intéresse pas vraiment les gens, or nous savons ce que les gens veulent entendre, c’est notre métier). Leurs éditeurs, chez qui je publierai mes livres d’entretien avec la crème des politiciens, seront ravis, car je serai ce qu’on appelle un prescripteur : « Toi, téléspectateur, tu veux savoir si Dieu a créé l’Univers, lis les Bogdanov ; tu veux une information non conformiste sur le réchauffement climatique ou les bienfaits du nucléaire, lis Allègre ; tu veux savoir ce qu’est le bonheur, lis Luc Ferry. » Comme je dînerai souvent avec ces auteurs et les autres membres de ces cénacles, il me suffira d’écouter les résumés qu’ils me feront de leurs opus magnum pour que je m’en imprègne (un peu comme on est imprégné de l’odeur de friture dans un MacDo) et que j’en puisse restituer aux téléspectateurs la quintessence avec l’assurance d’un vendeur de bagnoles d’occasion. Je baignerai dans la béatitude de l’ignorance en même temps que je me griserai du côtoiement de ceux que je prendrai pour les représentants de la grande culture, en fréquentant les plus hauts dignitaires du pays et des intellectuels de la trempe d’un Alexandre Adler, d’un Jacques Attali, d’un BHL, d’un Pascal Bruckner, d’un Philippe Sollers, d’un Alain Finkielkraut, d’un Eric Zemmour et autres Alain Minc. Et quelques autres… Ainsi, je pourrai penser, dans cette incomparable quiétude de l’occultation de ce qui se trouve hors de mon champ de vision, que les idées ne sont présentes que là où je les identifie, pour ensuite les légitimer en les convoquant sans répit dans mes émissions et mes rubriques. Par conséquent, je m’abstiendrai de lire attentivement les livres dont je devrai parler ; en revanche, j’en écrirai plusieurs, certes sans intérêt, dans le style préfabriqué de la chronique politicarde, mais cela m’assurera – outre quelques revenus supplémentaires – d’être fréquemment invité par mes confrères éditorialistes et commentateurs dans une sarabande de renvois d’ascenseurs, au point que nous, les éditorialistes, avons des actions chez Otis et que, ma foi, les dividendes ne sont pas négligeables. Pour montrer que j’ai les idées larges et que je ne fréquente pas que les politicards et les intellectuels de cour, j’offrirai, comme l’a fait ce 15 décembre Patrick Cohen, responsable de la tranche matinale de France Inter – la radio que Sarkozy a donnée à Philippe Val(et) –, dix minutes d’antenne sur France 5, « la chaîne du savoir », à deux astrologues, pour leur demander de prédire la situation politique de la France en 2012. Pas une once de mise en cause de ce charlatanisme médiatiquement très présent. Non, au contraire, une totale acceptation de l’absolue nullité des deux escrocs. Il est vrai que les astrofumistres prédisent une année 2012 particulièrement difficile. Un tel exploit a laissé coi d’admiration le Cohen – lequel a eu l’audace de préciser que la différence entre l’astrologie et la voyance, c’st que l’astrologie a une base scientifique… Que vont dire ses amis sondeurs, devant la supériorité prédictive des aruspices ?
En un mot, quand je serai membre de ce monde vicié et fat, j’éviterai d’étudier les dossiers techniques, car bien que censément médiateur – celui qui transmet un savoir, une information 11 –, je préférerai jouer au procureur ou au moraliste de comptoir, accoudé à la buvette de l’Assemblée nationale. Bref, on me verra partout, tout le temps et je me la coulerai douce, bénéficiant de confortables émoluments dus à la générosité des multiples patrons de l’industrie des médias auxquels je ferai allégeance, muni de mon indispensable outil de travail : une langue singulièrement apte à tancer le faible et à lécher le cul des cuistres et des puissants.




1. Pas question cependant d’introduire un signe d’égale indignité entre ces trois partis.
2. Nouveau président du conseil d’administration de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, il s’est récemment distingué par une profusion de propos particulièrement offensants à l’encontre des Roms : « Ils vivent avec huit enfants dans une pièce, lorsqu’on n’a qu’une pièce, on ne fait pas huit enfants ! » « Il faut que l’Europe s’occupe de la question rom comme elle s’est occupée de la dette. C’est la solution à long terme. Après, à court terme, on les renvoie chez eux avec 300 euros, même si on sait qu’ils reviennent. » Et à l’entendre au sujet de l’islam en France, il n’est pas impossible que Ben Laden se cache dans une grotte de Seine-Saint-Denis…
3. Les trois principales agences de notation financière. Elles détiennent 94 % du chiffre d’affaires mondial de ce secteur d’activité. En dix ans, le nombre de salariés de ces agences est passé de 3 000 à 14 000. Un bizness qui ne connaît pas la crise (mais qui la détermine…).
4. Pas besoin d’être un métrologue (spécialiste de la mesure) pour trouver idiote et infondée cette comparaison : les agences de notation ne mesurent pas une réalité qui leur est extérieure, elles produisent le phénomène qu’elles évaluent, au point de déclencher des prophéties autoréalisatrices. En un mot, elles ne sont pas des thermomètres, mais des garde-chiourmes. Cette assimilation à un thermomètre qui mesurerait un phénomène naturel est pourtant omniprésente dans la bouche des politiciens et des commentateurs patentés.
5. Expression tirée d’une chanson de Fred Alpi : « Les riches volent les pauvres / Et les pauvres se volent entre eux / Les chiens mangent les chiens / Et les rats dansent au milieu / De piteuses abstractions / Entretiennent la croyance / En un ordre naturel / Auquel il faudrait faire confiance […] »
6. Voir l’article de Jérôme Segal, « Stéphane Hessel ou les limites du réformisme » (http://jsegalavienne.wordpress.com/2011/10/16/stephane-hessel-ou-les-limites-du-reformisme), une analyse percutante de l’indolence politique de Monsieur Indignation. Par ailleurs, Indignez-vous !, le livre de Hessel, va être traduit et publié en Chine. C’est dire la faible portée révolutionnaire et subversive du petit livre bobo…
7. Entendra-t-on, dans les médias de masse, après le millième commentaire sur les bisbilles entre le PS et EELV, ou sur la prétendue « germanophobie » de tel ou tel coquelet socialiste, entrenda-t-on donc une voix courageuse et novatrice réclamer que les entreprises de tous ces fumiers soient immédiatement transformées en coopératives ouvrières autogérées ? Bien sûr que non…
8. À lire ce témoignage probe et digne de parents d’un adulte lourdement handicapé : rue89.com/2011/11/26/parents-dun-handicape-le-succes-intouchables-nous-inquiete-226852
9. Lequel a déclaré cette énormité sur France 5, le 28 novembre : « On propose des éoliennes, c'est-à-dire des énergies [il parle aussi du solaire] qui ne sont pas constantes. Je vous rappelle simplement que l'électricité, on l'utilise surtout quand il fait froid l'hiver et la nuit [...]. Et l'hiver et la nuit, y a pas de soleil, y a pas de vent. » ô Niçois qui mal y pense…
10. http://blog.mondediplo.net/-La-pompe-a-phynance-
11. Une telle conception du médiateur, modeste propagateur d’un savoir issu d’une cogitation en amont, est confinée à quelques lieux encore authentiquement médiatiques. Par contre, l’hégémonie du médiateur autarcique (en ce qu’il médiatise ce qu’il définit comme étant le vrai et le délivrable à autrui) est patente. Métaphoriquement parlant, on pourrait considérer que cette conception de la médiation à avoir avec celle qui affirmerait que le CRS est le médiateur de la blessure occasionnée au manifestant par sa matraque médiatrice…



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


isafg

le 3 janvier 2012
Entièrement d'accord avec votre article, mais pour qui écrivez-vous exactement? Certainement pas pour les "classes défavorisées" ou même pour les jeunes (j'ai testé), que ne connaissent pas: "impéritie", "assentiment", "diligent","assertions", "exsangues", "bréviaire", "propension", "vindicte", "tropisme", "antienne" ou "probe",etc, etc....
amicalement, isabelle FG

MarcS

le 4 janvier 2012
Bonsoir
Merci de votre approbation. Mais je ne suis pas d'accord avec votre bémol :

- Je ne sais pas pour qui j'écris, le lectorat du ML est divers. La question ne se pose pas. Et vraiment, sur un article long comme ça, il y aurait donc une douzaine de mots hors du vocabulaire ordinaire que vous attribuez à telle ou telle catégorie d'individus ? Ce n'est pas la mer à boire (enfin, je pense que quiconque peut ouvrir un dictionnaire, geste que n'empêche pas le fait d'appartenir aux classes défavorisées ou d'être jeune – je connais tellement de bourgeois ou de vieux cons que les mots emmerdent…).

- Je ne vois pas au nom de quoi on peut faire de telles généralisations à propos des "classes défavorisées", encore moins des "jeunes". C'est sur TF1 qu'on parle "des jeunes" comme si c'était un truc (j'aurais pu dire "groupe" mais peut-être est-ce un mot trop compliqué) homogène (oh merde, je recommence avec mes mots compliqués).

Malheureusement, le machin qui sert à laisser des commentaires n'autorise pas des textes suffisamment pour longs pour que je puisse répondre comme j'aimerais, mais l'essentiel est dit.

Bonne lecture du Monde libertaire et de ses nombreux registres langagiers
Marc Silberstein

selli91

le 6 janvier 2012
A N A R C H I E !
Ce n'est pas une critique débile d'un système masochiste et corrompu...
C'est juste l'aboutissement de l'intelligence! Inutiles sont ces diatribes ineptes d'un monde croyant en des dieux inventés, un systèmes où l'on nous fait croire a père noël et à la crise monétaire régulé par les crédits de guerres immondes d'Etats à Etats depuis trop longtemps! Pas de critiques envers cet univers absurde ou la science nous déverse ses puanteurs assujetties aux commerces et le pouvoir à sa pauvre promesse de voter pour lui!!! Nauséabond, aucune critique à faire sur de la merde même pas bonne pour le fumier! Soyons réaliste, comme disais l'autre playboy, exigeons l'impossible! à une seule différence c'est que tout est possible! Suffit d'y croire et de proposer un schéma global pour notre avenir à tous!!! Sans haine ni violence, intelligemment quoi entre individus libres et juste intelligents!!!!