Rapports sociaux : patriarcat, j’ose dire ton nom !

mis en ligne le 30 avril 1992
Il faut différencier « l’exploitation liée aux rapports de travail » et l’oppression que subissent les femmes dans les « rapports sociaux », affirme Rose Paradis. C’est parce que les hommes – militants, théoriciens, libertaires, révolutionnaires – n’ont pas fait cette différence et qu’ils ont trop souvent relégué les « femmes au foyer » que la lutte continue du côté des féministes.
L’une des faiblesse communes à toutes les idéologies socialistes, nées au XIXe siècle pour changer le monde vers plus d’égalité sociale, concerne la place des femmes. De Marx à Proudhon en passant par Bakounine ou Kropotkine, la place des femmes est au foyer, au mieux on parle d’individu asexué et neutre.
Et c’est sans doute l’un des grands mérites du féminisme d’avoir su faire émerger les incidences du patriarcat, ses ressorts, tant par la réflexion que dans les luttes, dans le rôle qu’il joue en faveur du capitalisme, comme dans la place qu’il conserve y compris dans les organisations dites révolutionnaires et dans les comportements des individus dits révolutionnaires.
Cette difficulté des mouvements révolutionnaires (et donc des Individus y participant) à prendre en compte la problématique issue du patriarcat tient sans doute à la malignité de celui-ci ; cela fut illustré lors de la première apparition des femmes en France : « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme », proclamait la banderole lors du regroupement à l’Arc de Triomphe, en 1970.
Le patriarcat joue, en effet, sur une division, dont l’origine biologique ne peut être niée : la division sexuelle des individus. De même que le capitalisme divise la classe laborieuse, le patriarcat divise la population en deux types de rôles sociaux liés au sexe :
- ceux du sexe masculin se voient attribuer le rôle de la force, de l’extérieur, du politique, du non-affectif, du positif ;
- celles du sexe féminin ont à assumer les images de la faiblesse, de l’intérieur, du personnel, de l’affectif, du négatif.
Malheur à celui qui se sent faible !
Malheur à celle qui voudrait jouer un rôle politique !
La classe dominante espère, en utilisant cette division des rôles sociaux liée au sexe, opprimer une partie de la population (les femmes) en aliénant tout le monde ! (et ce n’est pas son seul moyen de domination et de division…). En se mettant en mouvement, en lutte contre ce rôle imposé, les féministes ont commencé à soulever le couvercle de l’oppression, pour elles-mêmes d’abord : droit au travail, droit à une sexualité libérée de la peur de la maternité, partage des responsabilités éducatives et des tâches ménagères…

Exploitation ou oppression ?
Ces luttes ne sont pas sans conséquence sur l’« autre rôle social » : où et comment un homme peut-il exprimer son affectivité ? S’il ne veut pas du rôle qui lui est imposé, sur quelles valeurs construit-il son identité ? S’il accepte ce rôle social, comment peut-il se réclamer en même temps d’une lutte émancipatrice ?
Il est significatif d’ailleurs de noter les mots différents utilisés par les hommes et les femmes pour exprimer les conséquences du patriarcat : eux, parlent d’exploitation, sans apparemment différencier une exploitation patriarcale d’une exploitation de la force du travail ; elles, expriment l’oppression qu’elles subissent dans les rapports sociaux et la différencient de l’exploitation liée aux rapports de travail. Il me paraît très important que les militantes et les militants anarchistes abordent ces problèmes car le non-dit concernant l’oppression patriarcale dans les rangs libertaires s’apparente à une forme de complicité à l’égard de ce patriarcat.
Comment l’expliquer ?
Il est sans doute plus facile d’être une femme en lutte, qui construit son identité grâce à cette lutte, avec ses compagnes de lutte, que d’être confronté à la question : si je ne veux pas être un affreux macho, qui suis-je ? ; une certaine déstabilisation identitaire et affective, plutôt subie que choisie traverse certainement nombre d’hommes de ces générations. Loin de moi l’idée de culpabiliser les individus, mais si le débat était facile (pour toutes et tous !) cela se saurait…
L’un des problèmes actuels est que nous, femmes libertaires et féministes, sommes minoritaires dans notre organisation ; les modèles politiques que nous avons, toutes et tous, plus ou moins intégrés, nous amènent (parfois !) à nous conduire en « minorité agissante », face à une majorité. Nous ne pouvons que déplorer ce phénomène qui repose sur l’absence de confiance en l’autre pour comprendre des positions différentes et pour la défense de ses intérêts particuliers.
Accepter le débat sur le féminisme, l’anarchisme, le féminisme libertaire et l’anarcho-féminisme, leurs divergences et leurs convergences, c’est refuser les oppositions binaires que la société actuelle veut nous imposer (homme/femme, noir/blanc, riche/pauvre, fort/faible…) pour accepter d’aller vers une société plurielle, intégrant les différences dans nos pratiques militantes. C’est accepter d’abandonner les privilèges liés à la situation créée par le patriarcat : la sécurité des rôles sociaux, par exemple ; c’est se poser la question du partage des responsabilités éducatives et des tâches ménagères dans sa vie quotidienne ; c’est accepter la liberté sexuelle de chacun et de chacune comme sujet, se battre pour qu’elle se vive avec une contraception adaptée à chacune et à chacun ; c’est connaître ses propres faiblesses et ses propres forces pour reconnaître celles de l’autre ; c’est lutter contre la neutralité – voire dénoncer un tabou – pour faire émerger le « personnel » dans la « politique ».
La liberté ne se divise pas.
Les luttes ne se hiérarchisent pas.

Rose Paradis