Les Cairotes sont cuites : chroniques polardesques

mis en ligne le 7 juillet 2011
Temps noir, l’une des deux revues de référence en matière de littérature policière (l’autre étant 813, bulletin de l’association du même nom), nous offre un quatorzième numéro (il en paraît deux par an) avec un sommaire des plus passionnants, comme à l’accoutumée. François Guérif, éditeur de Rivages, rend hommage à son ami Chabrol. Éric Bentolila nous livre douze entretiens sur le polar français des années quatre-vingt (Daeninckx, Pouy, Delteil, Benacquista, Manchette, etc). Pierre Charrel s’entretient avec Tardi des adaptations en BD des romans de Manchette, avec Serge Bromberg, spécialiste des films disparus, du documentaire qu’il a consacré au tournage du film inachevé de Clouzot, L’Enfer, et avec Lucas Belvaux de son goût pour les films criminels. Clément Pieyre présente l’adaptation théâtrale inédite du Cave se rebiffe par Simonin et Frédéric Dard, ainsi qu’un échange épistolaire entre Léo Malet et l’auteur du Grisbi. Cette livraison s’achève sur la chronique des films sortis en DVD et des romans noirs du semestre. Le morceau de choix étant consacré à la deuxième partie d’une étude très érudite sur les premiers auteurs français publiés à la Série noire et centrée sur l’année 1954. On y croise Auguste le Breton (Le Rififi), Albert Simonin (Le Grisbi), Georges Bayle (Gas-Oil), Ange Bastiani (Arrête ton char, Ben Hur !), Dominique Ponchardier (Le Gorille). Franck Lhomeau retrace les péripéties vécues par ces auteurs dans leurs relations avec les éditeurs, principalement la maison Gallimard, les problèmes d’adaptation cinématographique, mais surtout il met en lumière le passé politique de certains auteurs de ce polar hexagonal largement marqué à droite dans ces années d’après-guerre : le Breton, authentique truand, participant au marché noir, fréquentant les hommes de la Carlingue comme ceux de la Résistance ; Simonin purgeant quatre années de prison à la Libération pour participation à des journaux de la collaboration et propagande pro-allemande (libéré, il sera un temps secrétaire de rédaction à Rivarol, périodique d’extrême droite) ; Bastiani (sous son vrai nom Victor Le Page), secrétaire général du PPF (le parti de Doriot) pour l’Eure-et-Loir sous l’Occupation, condamné pour escroquerie en 1945 et qui publiera des romans sous le pseudonyme de Maurice Raphaël aux éditions du Scorpion (l’éditeur de Boris Vian) dont Lhomeau loue la qualité littéraire avant d’entrer à la Série noire avec ses parodies policières ; enfin, Ponchardier, ancien résistant, responsable du service d’ordre du RPF, créateur des barbouzes pendant la guerre d’Algérie, futur diplomate en poste en Bolivie au moment de l’incarcération de Régis Debray. Sous le pseudonyme d’Antoine Dominique, il mettra en scène les aventures d’un agent des services secrets dans la France gaulliste.
Avec la sortie du troisième volume de la collection Classics Confidential 1 chez Wild Side, le réalisateur blacklisté John Berry refait surface avec He Ran All the Way – traduit Menaces dans la nuit pour sa sortie française – en 1951. Il débute sa carrière comme acteur, fréquente Orson Welles, puis réalise quelques films dont un très intéressant From this Day Forward (1948) sur les difficultés d’un couple dans l’Amérique de l’après-guerre et la difficile réinsertion des soldats dans la vie civile. Il signe un remake « musical » de Pépé le Moko avec Charles Boyer et Peter Lorre (Casbah, 1948). Puis, il tourne deux très bons films noirs, Tension (1949) avec Richard Basehart, Cyd Charisse et Audrey Totter et Menaces. Il signe un dernier court-métrage, The Hollywood Ten, destiné à prendre la défense des cinéastes et scénaristes accusés de sympathies communistes, avant de fuir les États-Unis pour se réfugier en France où il va démarrer une seconde carrière des plus curieuses. Il démarre avec le dernier film de Laurel et Hardy, Atoll K, un nanar coréalisé avec Léo Joannon et l’actrice Suzy Delair ! Puis suivent deux comédies policières avec Eddie Constantine (Ça va barder, Je suis un sentimental en 1955), une adaptation de Don Juan avec Fernandel, une comédie avec Dario Moreno (Oh ! Qué mambo, 1959). Entretemps, il réalise le premier film blaxploitation français, Tamango (1957) d’après une nouvelle de Mérimée : un trafiquant d’esclaves (Curt Jurgens) tombe amoureux de la belle Dorothy Dandridge. En 1968, il s’attaque au biker movie avec un nouveau navet qu’il refuse de signer, À tout casser, avec Johnny Halliday, Michel Serrault et Constantine qu’il retrouve. Les années soixante-dix le verront retourner aux États-Unis (il avait fait un premier essai en 1966 avec Maya). Il signe un beau film avec des acteurs noirs dont James Earl Jones, Claudine, chronique intimiste d’un quartier. En 1985, il adapte le roman Le Voyage à Paimpol avec sa femme l’actrice Myriam Boyer, puis en 1988, il signe un nouveau film noir sur le thème de la trahison, Il y a maldonne, avec son beau-fils Clovis Cornillac. Il décède à Paris fin 1999. En 2000 sort sa dernière œuvre, Boesman and Lena.
Adapté d’un roman de Sam Ross 2, Menaces dans la nuit raconte l’histoire de Nick Robey (John Garfield), gangster poursuivi par la police après un braquage qui a mal tourné avec la mort d’un agent et qui se réfugie dans une famille modeste qu’il prend en otage le temps de pouvoir fuir en voiture. Il tombera amoureux de la fille ainée (Shelley Winters), mais finira sous les balles de celle-ci. Dalton Trumbo, autre blacklisté, est en fait le véritable scénariste du film dont le nom n’apparaît pas au générique. Fin de sa première carrière pour Berry qui fuit l’Amérique juste après pour échapper à l’emprisonnement en raison de ses positions politiques. Ultime opus de sa vedette : Garfield, victime des pressions engendrées par la chasse aux sorcières, meurt d’une crise cardiaque quelque mois après la sortie du film qui s’avère un échec commercial et qui restera le dernier qu’il ait tourné. Berry avait coutume de dire que « He Ran All the Way était un film sur le malheur. Ce n’était pas un hasard ». Berry publie un unique roman à la Série noire, en 1964, La Fièvre monte (Don’t Betray Me/Ne me trahis pas) qui reprend le schéma de base de Menaces, mais qui se révèle assez plat, l’originalité résidant dans le cadre historique : celui de la guerre d’Algérie en région parisienne, mais traitée de façon anecdotique.
Coup de chapeau à la collection Warner Archives qui compte actuellement plusieurs centaines de titres rares ou inédits vendus uniquement sur internet (c’est devenu une pratique courante, Gaumont s’y est mis. On y reviendra).
Chandler (1971), un film de Paul Magwood, dont c’est la première réalisation et l’unique film comme directeur. L’intrigue, passablement embrouillée à l’instar des romans noirs de la grande époque auxquels il rend hommage, voit la rencontre de Warren Oates (« The Name is Chandler, as in Raymond »), privé dépressif, et de Leslie Caron, témoin-clé dans une affaire opposant la police à la mafia. Les choses se passeront mal pour le privé tombé amoureux de celle qu’il devait protéger. Un film nostalgique qui met en avant le talent de Oates, acteur fétiche de Peckinpah, passé des seconds rôles aux premiers dans les années soixante-dix.
Marlowe (La Valse des truands en version française), réalisé en 1969 par Paul Bogart (aucun lien avec Humphrey). Adaptation du roman de Chandler The Little Sister avec James Garner dans le rôle-titre. Le film, qui joue sur le jeu cool de l’acteur, est connu pour deux scènes cultes qui voit Bruce Lee dans un rôle de tueur à gages démolir le bureau du privé, puis finir par s’écraser dans le vide. Bogart a essentiellement œuvré pour la télévision. Il récidivera en 1975 dans le polar avec M. Ricco interprété par Dean Martin en flic enquêtant sur un meurtre attribué à tort à un militant noir.
Bonne surprise que la réédition l’an dernier d’un film rare de Roy Rowland, petit maître de la série B américaine, et qui sort chez Carlotta : Solo pour une blonde (The Girl Hunters, 1963). Adapté par lui-même d’un roman de Mickey Spillane (1918-2006), cette production anglo-américaine est typique de ce que fut tout un courant de la littérature pulp mettant en scène des détectives violents et cyniques et des femmes fatales, blondes de préférence d’où le titre français. Particularité de celui-ci : le privé Mike Hammer, créé par Spillane, est interprété par lui-même. C’est probablement la première et unique fois qu’un écrivain (si tant est qu’on puisse lui accoler cet épithète !) incarne à l’écran sa propre création et il faut bien dire qu’il est plutôt meilleur acteur que littérateur 3. Face à lui, l’actrice anglaise Shirley Eaton, qui jouera dans Goldfinger, incarne à la perfection la femme fatale. Hammer, devenu alcoolique à la suite de la disparition de sa secrétaire et maîtresse Velda, se lance à sa recherche et affronte les tueurs d’une organisation secrète aux mains des rouges. La scène finale particulièrement jouissive, toute de cynisme cruel, clôt ce petit film nerveux, à la photo soignée et non dénué d’humour noir et donc tout à fait recommandable. Une interview de Spillane réalisée en 1991 par la télévision allemande accompagne le DVD. On y apprend ce dont on se doutait déjà, à savoir que la littérature n’est pour lui qu’un gagne-pain. Membre des Témoins de Jéovah, celui que Chandler appelait « le pornographe » pour la violence gratuite et l’érotisme sadique de ses romans, équivalent américain d’un Gérard de Villiers, comme lui violemment anticommuniste (« He hate the punk commies, juste like we do » déclare un journaliste à Hammer dans le film), Spillane a vendu près de 200 millions de livres depuis ses débuts dans la littérature populaire après la Seconde Guerre. Souvent adapté au cinéma, et plutôt bien, le meilleur étant Kiss Me, Deadly de Robert Aldrich en 1955 avec Ralph Meeker dans le rôle du privé. Ce chef-d’œuvre du film noir ressort chez l’éditeur anglais Criterion qui lui consacre comme à son habitude une belle édition pourvue de nombreux documents (fin alternative, interviews, etc.). On peut compléter sa connaissance d’Aldrich en lisant le petit essai de William Bourton, Robert Aldrich. Violence et rédemption (PUF), moraliste intègre et cinéaste engagé, en lutte perpétuelle contre le système hollywoodien et contre la corruption et la lâcheté des puissants qu’ils soient producteurs (The Big Knife) ou militaires (Attack !). Pour l’amateur de polar, il restera celui qui aura le mieux adapté au cinéma l’univers de James Hadley Chase avec The Grissom Gang (Pas d’orchidées pour Miss Blandish, 1971).
Baltasar Kormákur est un acteur, scénariste, réalisateur et producteur islandais. Il réalise son premier film en 2000, tiré du roman éponyme de Hallgrímur Helgason, 101 Reykjavík, avec Victoria Abril, et qui a connu un joli succès. Il tourne ensuite Hafið (La Mer) en 2002, autre réussite récompensée par un prix, puis il signe trois films relevant du genre qui nous intéresse. Contacté par Hollywood, il dirige en 2005 Forest Whitaker et Peter Coyote dans Crime City (le titre original étant A Little Trip to Heaven !), primé au festival de Cognac. Un enquêteur d’une compagnie d’assurances débarque dans une petite ville pour percer le mystère entourant un crime et une arnaque à l’assurance. En 2006, il réalise Jar City (Mýrin), d'après le roman éponyme d’Arnaldur Indridason 4, plus gros succès national en Islande. L’inspecteur Erlendur enquête sur un meurtre et réveille une affaire vieille de quarante ans qui le conduit dans la cité des Jarres, surprenante collection de bocaux renfermant des organes humains, véritable fichier génétique de la population islandaise. En 2010, il réalise Inhale sorti directement en DVD sous le titre État de choc. Un avocat américain déterminé à trouver un poumon de remplacement à sa fille malade débarque au Mexique et découvre un trafic d’organes organisé par des flics et des médecins corrompus. Au final, il sera face à un dilemme diabolique. Bon petit thriller qui ne sombre pas dans le larmoyant. Ces trois films illustrent bien le talent d’un cinéaste habile à raconter des histoires bien noires.
Quand vous lirez cette chronique, le cycle que consacre la Cinémathèque aux « Perles noires » aura débuté depuis la mi-juin et se poursuivra jusqu’à fin juillet. Ne le manquez pas. Philippe Garnier, journaliste et biographe de Goodis et Eddie Muller, président de la Film Noir Foundation, tous deux grands connaisseurs du genre, ont concocté un cycle d’une quarantaine de titres rares ou méconnus, voire inédits signés de grands (Losey, Fleischer, Parrish, Mann) et petits maîtres (Cornfield, Heisler, Foster).

Gilles Pidard



1. Chaque volume comprend un DVD accompagné d’un livre illustré, en l’occurrence signé par Samuel Blumenfeld, auteur du texte intitulé Le dernier film noir.
2. Paru en France en 1948 aux éditions Jean Froissart sous le titre J’ai descendu un flic, « adapté de l’américain » par Julien Guernec qui n’est autre que François Brigneau, ex-milicien et ancien journaliste à Minute. Sous ce pseudonyme, il écrira un roman policier paru en 1949 chez le même éditeur, puis réédité en 2010 chez Baleine, ce qui aura pour effet de pousser plusieurs auteurs (Daeninckx…) de demander leur retrait du catalogue de l’éditeur du Poulpe !
3. Dans Ring of Fear (Les Géants du cirque, James Edward Grant, 1954), il interprète un rôle de détective nommé Mickey Spillane !
4. Ce dernier a cosigné le scénario de Contraband, prochain film de Kormakur prévu pour 2012.