Du bon usage de la science : la fin justifie-t-elle les moyens ?

mis en ligne le 13 mars 2011
1626UsageScienceLe débat a fait rage l’année dernière dans les colonnes du Monde libertaire sur le crucial sujet de la crise écologique que subit notre planète. Initiée par un article de Philippe Pelletier (Le Monde libertaire n° 1586), qui critiquait la vision trop catastrophiste de l’état de la Terre développée par nombre d’écologistes, une joute s’en est suivie avec le point de vue de Jean-Pierre Tertrais (ML n° 1591) contestant l’optimisme du premier et prônant une décroissance économique, seule capable de limiter les effets de l’Homme sur la biosphère. Rejoint dans sa démarche par Marc Silberstein dans un assez virulent, mais talentueux réquisitoire contre une certaine science 1 (ML n° 1594), Tertrais récidivera sur le même sujet (ML n° 1598) en concluant que seule la décroissance s’avère être la solution aux problèmes de pollution et d’exploitation outrancière des ressources naturelles. Il continuera sur sa lancée (ML n° 1600) à l’occasion du compte-rendu de lecture de la réédition de l’ouvrage de Franz Broswimmer (Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, Agone, 2010), livre démontrant que l’Homme est responsable d’« écocides 2 » depuis des milliers d’années. Nous avons été interpellé par l’idée soutenue que l’extinction de la mégafaune (les herbivores et carnivores de plus de 45 kg) quaternaire 3 en Europe serait due à une chasse excessive par les Hommes préhistoriques et que « la plupart des chercheurs s’accorderaient à le dire », tout d’abord en tant que spécialiste de la question, mais surtout compte tenu du fait que cette affirmation nous parait fausse. Parallèlement, Pelletier persistait et signait dans un article du ML hors-série n° 39, où il proposait une lecture critique des concepts développés par Jared Diamond et son fameux ouvrage Effondrement (Gallimard, 2006). Le propos de l’article était de mettre en exergue le catastrophisme de mise dans le débat actuel concernant l’évolution climatique de la planète, et l’ambiguïté de personnes comme Diamond considéré comme chef de file d’un courant écologiste néolibéral et partisan d’une « croissance verte ».
C’est donc dans ce contexte « chaud », mais passionnant, montrant bien la maturité d’un organe de presse permettant le débat, que nous avons voulu en savoir plus sur les idées et démonstrations de Broswimmer, mais aussi tester son modèle et sa démarche l’amenant à faire remonter l’écocide presque aux sources de l’humanité.

Un ouvrage militant ou scientifique ?

La lecture du livre de Broswimmer commence mal pour le paléontologue spécialiste des mammifères quaternaires, mais aussi l’archéozoologue (étude des relations entre les Hommes et les animaux durant les temps anciens, préhistoriques et historiques) que je suis. En effet, dès la préface de Jean-Pierre Berlan, une vision fausse est énoncée comme vérité sur la gestion de leur environnement par les préhistoriques, accusés d’avoir exploité jusqu’à l’extermination les ressources animales à leur disposition, en l’occurrence la mégafaune mammalienne. Pour tout spécialiste des sociétés préhistoriques, cette affirmation est en effet non seulement dénuée de tout fondement, mais est même à l’opposé de ce que nous prouvent les études concernant les économies de subsistance de nos prédécesseurs, qu’ils soient Néandertaliens ou Hommes anatomiquement modernes. Certes, il ne s’agit peut-être que de la vision qu’en a le préfacier, mais la lecture du corps de l’ouvrage confirme ces propos, comme nous allons le voir.
Le but de l’ouvrage est clairement de fonder une théorie sociologique explicative des racines sociales et historiques de la dégradation environnementale. L’auteur commence dans un premier temps par remonter aux périodes géologiques où l’Homme n’était pas encore présent et où de gigantesques extinctions sont connues, toutes liées à des causes naturelles. Il survole ensuite l’évolution du groupe humain au sens large et en vient aux fameuses extinctions de la fin de la dernière période glaciaire, juste avant le début de notre actuelle période interglaciaire qui débute il y a environ 12 000 ans. En utilisant un constat établi, celui de la diminution drastique de la grande faune entre la période glaciaire et le début de notre interglaciaire, il interprète de manière péremptoire cette perte de biodiversité en se référant à l’un des scénarios proposés par des chercheurs, à savoir une surchasse des groupes de chasseurs-cueilleurs contemporains de cette mégafaune. Aucune place n’est laissée aux autres scénarios, par exemple des modifications profondes des écosystèmes provoquant une baisse record de diversité animale ou bien, pourquoi pas, la chute d’un corps céleste comme ce fut le cas vers 65 millions d’années lors de la disparition des dinosaures (hypothèse soutenue très récemment par des chercheurs nord-américains). Cette démarche n’est pas justifiée par l’auteur et traduit malheureusement le fil directeur de son livre qui se déroule toujours selon cette approche où le doute n’a pas sa place. Or, c’est pourtant bien le cas.
Ainsi, on observe à la fin de la dernière glaciation de profonds bouleversements climatiques à l’échelle planétaire, particulièrement sensibles dans l’hémisphère nord comme en Eurasie ou en Amérique du Nord. Le vaste écosystème présent alors, dénommé la Steppe à Mammouths, où évoluaient les grands mammifères adaptés aux environnements steppiques et aux climats froids et secs, va très rapidement disparaître, et l’on peut suivre sa régression depuis l’Europe occidentale jusque dans les derniers refuges nord-sibériens. Cette disparition est étroitement corrélée avec la réorganisation de la faune, certaines espèces migrant (comme le renne ou encore le bœuf musqué), d’autres évoluant (comme les chevaux), mais la plupart s’éteignant (comme le mammouth ou le rhinocéros laineux). Pour le mammouth, il a même été possible de suivre les dernières étapes de son périple grâce aux datations, et les derniers représentants disparaissent seulement il y a environ 4 000 ans dans l’Île Wrangel, au nord-est de la Sibérie. Par ailleurs, les extinctions de grands mammifères surviennent bien avant le dernier épisode froid en Europe, elles concernent les espèces adaptées, elles, aux paysages plus forestiers et aux climats tempérés (c’est le cas par exemple pour les éléphants de forêt, les hippopotames ou encore les daims, qui ne sont pas identiques aux espèces actuelles). Petit détail, l’Homme moderne n’est pas encore présent en Europe. Mais tous ces éléments ne sont pas mentionnés par l’auteur, car cela ne colle pas avec son scénario.
Par ailleurs, pourquoi tous les grands mammifères ne disparaissent-ils pas à la fin de la glaciation ? Il aurait été intéressant d’avoir le point de vue de l’auteur sur les causes de la survie en Europe par exemple du cerf, du sanglier, du bison, de l’auroch, etc. Une extinction massive les aurait concernés au premier chef, et pourtant il n’en est rien (en Amérique du Nord, il en va de même avec les cerfs, les bisons, les élans). Quant à l’extinction des faunes sud-américaines, il faut quand même rappeler la très faible présence humaine dans cette partie du monde (d’après les témoignages archéologiques en tout cas) par rapport aux disparitions de mammifères enregistrées, faisant de l’Homme un coupable bien peu crédible.
Un autre élément à prendre en ligne de compte et dont visiblement l’auteur n’a pas conscience, c’est bien le contexte écologique (au sens d’environnement) des civilisations humaines qui se sont succédé au cours du Quaternaire. La vision qu’il en a semble en effet dépassée, avec ces images d’Épinal de déserts glacés durant les phases glaciaires, un monde froid, enneigé et hostile. Bien au contraire, les périodes froides, mais surtout les phases interglaciaires, se caractérisent par une incroyable richesse en biodiversité et biomasse animales, avec plus d’espèces, plus d’individus (les animaux sont plus grégaires et moins solitaires dans les espaces découverts que dans les espaces fermés forestiers), et des animaux de plus grande taille (sans pour autant être des géants). Dans ce contexte, la démographie humaine durant des millénaires a dû rester très faible, les principales augmentations de populations n’étant notées que durant les temps historiques. Une activité de prédation exterminatrice de ces Hommes, même avec des armes et des techniques améliorées à la fin de la période glaciaire, est de fait difficilement envisageable.
La volonté de l’auteur d’orienter les données se ressent de nouveau quand il mentionne l’art préhistorique, avec là aussi la vieille interprétation tombée en désuétude d’un art (pariétal, par exemple) correspondant à des rites de chasse permettant d’anticiper l’abattage de certains animaux. En effet, il est maintenant démontré que le gibier découvert dans les occupations paléolithiques contemporaines de ces périodes est presque inversement proportionnel aux animaux représentés sur les parois des cavernes (ainsi le renne, espèce dominante à la fin du Paléolithique, n’est que très peu représenté).
Un dernier exemple que nous retiendrons est celui du passage d’une économie nomade de prédation et de cueillette à une économie sédentaire d’agriculture et d’élevage à partir du début de notre interglaciaire. Pour l’auteur, celui-ci est directement corrélé à l’extinction de la mégafaune. Or, il est clair que les changements climatiques provoquant la formation de nouveaux écosystèmes ont dû avoir un rôle prépondérant dans les adaptations sociales et économiques humaines. De plus, cette « néolithisation » comme on la dénomme, apparaît très graduelle et à des périodes bien différentes suivant la région du monde où on l’observe, rendant caduc un scénario de remplacement direct comme le décrit l’auteur.
Pour les périodes historiques et les cas d’école examinés par l’auteur, ce genre de « malaise » apparaît régulièrement, par exemple avec le cas de la dégradation environnementale de l’île de Pâques (Rapa Nui). La disparition des arbres sur cette île, traditionnellement liée au transport et à l’érection des statues, pourraient ainsi avoir in fine une autre origine. Des études récentes montrent en effet que les rats apportés par les colons (donc bien postérieur à la période « Moa ») seraient responsables de cette disparition comme d’ailleurs de la brutale chute de diversité des oiseaux, les rongeurs ayant consommé les graines des arbres avant leur repousse et dévoré des œufs des oiseaux. L’action de l’homme est ici nette et il s’agit d’un phénomène écologique bien connu d’introduction catastrophique d’un prédateur dans un milieu où il n’existait pas, mais l’auteur demeure sur son idée d’écocide volontaire par les Pascuans.

Tout est-il bon pour provoquer une prise de conscience ?
On l’aura compris à la lecture de ce qui précède, le modèle socio-biologique soutenu par l’auteur tient difficilement la route du débat scientifique. Le problème est en fait complexe et ne peut se balayer d’un revers de phrase.
Le leitmotiv de l’auteur est donc que les Hommes anatomiquement modernes (Homo sapiens) sont depuis leur apparition porteurs d’une volonté intrinsèque de domination de la nature, voire de destruction. Celle-ci s’illustre pour lui par l’extinction de la mégafaune qui est mise en évidence à la fin de la dernière période glaciaire, liée à des massacres d’origine humaine. Mais n’en déplaise à l’auteur et aux personnes qui s’appuient sur ses idées, le débat scientifique est loin d’être clos. Une extinction naturelle est même envisageable, voire plus plausible, et bâtir un modèle sur des postulats de départ qui ne sont pas plus solidement ancrés ne peut être scientifiquement recevable.
Autre pierre angulaire de la théorie de l’auteur, le langage, supposé propre aux seuls Hommes modernes, est coupable d’être pour eux une redoutable arme de destruction massive conjuguée avec des armes plus élaborées que celles de leurs prédécesseurs. Or, les Néandertaliens présentent durant plus de 300 000 ans tout l’appareil anatomique et physiologique pour communiquer ; ils s’avèrent d’excellents chasseurs et compensent leur « faiblesse » technologique par des conformations musculaires et biomécaniques a priori très efficaces. Aucune extinction n’est pourtant mise à leur actif et ils ne rentrent pas dans le schéma écocidaire.
En fait, nous avons affaire à un véritable ouvrage militant, dont le but est de provoquer une prise de conscience des lecteurs sous forme d’électrochocs. Les données scientifiques servent plus d’alibis, car aucune place n’est laissée au doute qui existe pourtant dans tous les domaines balayés par l’auteur. Le malaise ressenti est d’autant plus grand que son but s’avère on ne peut plus louable et nécessaire. Mais pourquoi utiliser un tel discours tronqué, voire manipulateur ?
On retombe ici dans le débat évoqué en introduction, avec cette démarche catastrophiste latente dans tout le livre de Broswimmer. Qu’on le veuille ou non, cette vision est assez caractéristique du monde nord-américain (et non dénué de racines religieuses également), les choses ne pouvant être que blanches ou noires et non grises. Aucune place n’est laissée au doute, à la prudence, à la nuance, il faut démontrer la viabilité de son modèle en évitant de laisser des ouvertures. Un ouvrage où le doute plane ne peut, malheureusement, frapper les esprits et provoquer une salutaire prise de conscience quant à l’état de la planète, et il faut donc faire peur et en rajouter.
En conclusion, un tel ouvrage soutenant une conception du monde sensée et raisonnable (prise en compte de notre rôle au sein de la biosphère et diminution de notre impact écologique négatif) ne peut être a priori que le bienvenu, mais il est dommage et irritant que pour se faire il faille user de procédés non scientifiques et non rationnels, mais émotionnels. Il faut donc mettre en garde les personnes de bonne foi, mais peu au fait des données scientifiques étayant de tels scénarios, sur le risque de se servir d’ouvrages de cette sorte en tant que preuve d’un profond ancrage écocidaire chez l’Homme moderne. La question qui reste posée est donc : la fin justifie-t-elle les moyens ? Pour notre part, la réponse est on l’aura compris non, mais nous laissons à chacun la liberté de se faire sa propre opinion.

Patrick Auguste
Paléontologue et archéozoologue au CNRS



1. Pour la clarté du débat, M. Silberstein tient à préciser ici que dans cet article, il s’insurgeait contre la présence excessive sur les ondes de l’imposteur (au sens de Sokal et Bricmont) Claude Allègre, lequel bafouait les sciences avec des propos mensongers et incompétents. Il s’agissait bel et bien d’une défense de la méthode scientifique, et de son éthique de l’argument (ce à quoi est consacré en grande partie la rubrique Sciences du ML). (Ndlr.)
2. Ce néologisme (1969 semble-t-il) peut se comprendre aisément ainsi, d’un point de vue étymologique : « meurtre d’un environnement ». Destruction d’un écosystème, notamment par l’exploitation excessive de celui-ci, ou par l’utilisation de produits qui lui sont préjudiciables (ex : pesticides à haute dose, défoliants, etc.). Ou encore : destruction de la nature par l’Homme, via l’industrialisation (selon Patrick Hossay). Mais ce peut être également une destruction à large échelle de la nature par elle-même, comme lors de nombreuses extinctions de faunes et de flores dans le lointain passé de la Terre (ex : la disparition des dinosaures, il y a 65 millions d’années, suite à l’impact d’un météorite – hypothèse couramment acceptée – ou d’un volcanisme mondial – autre hypothèse plausible). Notion dotée d’une extension si large qu’on peut se demander si elle a une véritable utilité analytique donc politique… (Ndlr.)
3. Période géologique récente, caractérisée par le retour de cycles glaciaires, et l’émergence du genre Homo (auquel appartient notre espèce, Homo sapiens). (Ndlr.)



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Tranbert

le 29 mai 2011
Ce que vous oubliez de dire, c'est que Broswimmer, dans son introduction, je crois, reprends sans sourciller les idées sur l'évaluation de la biodiversité qui est devenue ensuite l'objet des négociations du sommet de Nagoya en décembre 2010.

Autrement dit, lorsque les "écolos" n savent pas parler d'autre langage que celui des capitalistes eux-mêmes...

La différence entre Broswimmer et Diamond restant que le premier met au centre de son analyse les classes sociales, et le second les occulte complètement au "profit" de notre responsabilité suposée à tous...

yep!

justin takeo

le 5 décembre 2012
Une phrase de Patrick Auguste, dans sa conclusion, résume l'enjeu : "Il faut donc mettre en garde les personnes de bonne foi, mais peu au fait des données scientifiques étayant de tels scénarios".
Tout est là, en effet. La désinformation pseudo-scientifique est permise par une certaine inculture chez les lecteurs qui croient savoir, mais qui ne savent pas vraiment. L'école et les médias ont une lourde part de responsabilité à cet égard. Combien d'heures de cours à l'école sur le fonctionnement du climat ou le cycle de l'eau ? Quel débat sérieux sur l'effet de serre ou le nucléaire ?
Mais ce serait trop facile d'accuser ces instruments largement au service des classes dominantes. Chercher à savoir demande une certaine exigence, et cela peut effrayer. Il vaut mieux croire. On retombe alors sur le soubassement religieux de nombreux écolos, à l'instar d'Al Gore, ce chrétien pratiquant qui assimile "la crise générale de l'environnement" à "une crise intérieure, spirituelle" (Dans "Sauver la planète"). C'est la bonne vieille théorie de la "décadence" et de la "perte des valeurs".
Cela dit, le problème est de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Le plus sûr est de raisonner d'abord à partir de son propre milieu, analyser ce qui dysfonctionne ou pas, ce qui est pollué ou non, là où nous vivons. Pour éviter de rester dans son coin et parce que la solution est collective, raisonner également en termes de lien fédéral. Autrement dit, penser local-global, agir local-global !
Quant à Jared Diamond, en bon bobo américain qu'il est, il n'y a effectivement pas de classes sociales dans son discours, il n'y a qu'une addition d'individus et de comportements individuels. Un raisonnement libéral pur jus. Dans "Effondrement", son passage sur l'environnement dans le Wyoming, où il se garde bien de s'interroger sur le principe de la propriété privée, est à cet égard très révélateur.