La santé au péril de l’inégalité

mis en ligne le 20 janvier 2011
Richard Wilkinson est ce que l’on pourrait appeler un « épidémiologiste social ». Il prend le pouls d’une société et tente de découvrir la cause de ses maux, étudiant notamment les déterminants sociaux de la santé. Après une longue carrière, il s’associe à Kate Pickett pour compiler l’ensemble des travaux de ce domaine dans un livre qui fera date 2. Il affirme d’abord, chiffres à l’appui, que les pays les plus riches ne sont pas forcément en meilleure santé, et surtout qu’au-dessus d’un certain niveau de vie, le fait d’enrichir les populations n’augmente ni leur espérance de vie, ni leur santé, ni leur bonheur 3. « Lorsqu’on ne possède pas les biens nécessaires, il est très important d’avoir plus. Mais dans les pays riches, avoir toujours plus ne fait plus de différence. 4 »
Par ailleurs – et c’est le résultat principal de son travail –, « les sociétés qui offrent les meilleures conditions de vie à leurs citoyens sont celles qui ont les écarts de revenus les plus faibles (comme le Japon ou les pays scandinaves), à l’inverse, les sociétés les plus inégales (les États-Unis, le Royaume-Uni et le Portugal) ont les plus mauvais indicateurs de bien-être des pays riches ». Il a comparé ainsi pas moins de onze indices de santé et de développement des vingt-trois pays les plus riches du monde et des cinquante États américains.

Un « agent toxique social généralisé »
Passons rapidement en revue ces onze indices. Les personnes vivant dans des sociétés plus égalitaires vivent plus longtemps (n° 1) et ont une plus faible proportion d’enfants qui meurent prématurément (n° 2). Dans les sociétés inégalitaires, les mères adolescentes sont beaucoup plus nombreuses (n° 3), les gens sont plus susceptibles d’utiliser des drogues illicites et de devenir dépendant à l’alcool (n° 4), d’éprouver des troubles mentaux (n° 5) et de devenir obèses (n° 6).
Dans un autre registre, les taux de criminalité des sociétés inégalitaires sont supérieurs, et les enfants sont davantage susceptibles d’expérimenter la violence (n° 7). La violence est le plus souvent déclenchée lorsqu’une personne ne se sent pas respectée ou se sent dévalorisée, méprisée, bafouée. Par ailleurs, les sociétés inégalitaires emprisonnent une plus grande partie de leur population (n° 8). L’emprisonnement est intéressant, car il ne mesure pas le taux de criminalité, mais bien le taux de sentences punitives d’une société. « Remarquez que dans les grands médias, le problème des prisons est souvent abordé, mais très rarement sous l’angle de l’inégalité… »
Les enfants des pays plus égalitaires réussissent mieux à l’école (n° 9) (scores en maths et en lecture, taux d’abandon au collège). La « mobilité sociale » (c’est-à-dire le fait de monter ou descendre facilement dans l’échelle sociale) est plus importante dans les sociétés plus égalitaires (n° 10). Wilkinson commente, un brin ironique : « Il semble que le rêve américain soit beaucoup plus susceptible de rester un rêve pour les Américains que pour les personnes vivant dans les pays scandinaves. » En réalité, « les plus grandes différences de revenu rendent plus difficile l’égalité des chances, car ils augmentent la différenciation des classes sociales et leur cloisonnement. »
Les collectivités (communities) sont plus cohésives et les gens se font plus confiance dans les sociétés égalitaires (n° 11). « Les témoignages sur les inégalités en ce qui concerne la confiance, la vie communautaire et la violence racontent toujours la même histoire. L’inégalité divise les gens en augmentant les distances sociales et les différences de niveau de vie. Cela augmente la ségrégation résidentielle entre riches et pauvres, elle augmente aussi les distances physiques. »
« Ce qui surprend les gens, c’est à quel point il y a des différences entre les pays riches. » En effet, il ne s’agit pas de petites variations : « Les différences ne sont pas de l’ordre de 20 % ou 30 %, les pays égalitaires font trois à dix fois mieux que les pays inégalitaires ! La raison est simple, c’est l’ensemble de la population qui est touchée par l’inégalité. Les pauvres sont plus touchés, évidemment, mais les riches aussi voient leur qualité de vie diminuer parce qu’ils vivent dans un pays inégalitaire. »
L’inégalité est donc un « agent toxique social généralisé ». Et cette pollution coûte cher ! « Vous savez combien gagnerait la Grande-Bretagne à être aussi égalitaire que le Danemark ? Quatre milliards de livres sterling. » Wilkinson poursuit sa démonstration : « Si le Royaume-Uni devenait une société plus égalitaire, nous serions dans une bien meilleure situation. Ces résultats suggèrent que si nous réduisons de moitié les inégalités de revenus, les taux de criminalité et d’obésité seraient divisés par deux, les maladies mentales diminueraient de deux tiers, l’emprisonnement de 80 %, les grossesses des adolescentes de 80 % et le niveau de confiance dans la population augmenterait de 85 % ! »

Quand la toxicité sociale atteint l’individu
Mais quel serait le lien de cause à effet entre inégalité et mauvaise santé ? La clé est le stress provoqué par la perception que d’autres jouissent d’une meilleure situation, sapant ainsi l’estime que l’on a de soi. De plus, l’inégalité rend les relations sociales plus tendues à cause des différences de statut, de la compétition et de la violence qu’elle génère. Pour répondre à l’exclusion, les classes inférieures vont aussi dépenser beaucoup d’énergie à maintenir des apparences sociales. Consommer beaucoup implique de travailler beaucoup, et donc de se soumettre à un rythme de travail, à un patron…
Le stress est une réaction biologique normale. « Le corps libère une hormone, le cortisol, qui augmente la pression artérielle et le taux de sucre dans le sang. C’est sans conséquences si cela dure dix minutes. Mais si le stress dure des mois, il affecte profondément la santé des personnes qui le subissent et de graves problèmes de santé apparaissent », explique Wilkinson5. Cette réponse au stress a été très bien étudiée chez les singes. Ceux ayant un statut inférieur dans la hiérarchie sociale deviennent prédisposés à l’athérosclérose et à des maladies cardiovasculaires. Il est aussi montré que le cortisol prédispose certaines personnes à des maladies mentales ou à des comportements violents. Dépression, peur, méfiance, violence viennent alors perturber la machine sociale. Enfin, le cortisol transmet aussi le stress au fœtus, avec des conséquences durables sur le développement physique et émotionnel de l’individu en devenir…
L’argument est tranchant comme un bistouri : l’inégalité nuit gravement à la santé d’une société. Comme un médecin conforté par une médecine basée sur les preuves (evidence-based medicine), Wilkinson invente ce que l’on pourrait appeler la politique basée sur les preuves (evidence-based politics). L’égalité n’est plus seulement un problème éthique, c’est un problème de santé publique.

La suite ?
Le problème est maintenant de savoir avec quels moyens on favorise l’égalité des revenus. Le livre explique bien que certains pays n’ont pas la même manière de fabriquer de l’égalité. Au Japon, par exemple, l’égalité apparaît avant les impôts, c’est-à-dire par de faibles écarts de revenus, alors qu’en Suède, l’égalité (comparable au Japon) est atteinte après les impôts, par la redistribution. « Il ne faut pas voir uniquement les impôts, on peut aussi imaginer d’empêcher les entreprises de prospérer… » Toujours dans une perspective à court terme ou même « réformiste » de renforcement de l’état-providence, on peut aussi exiger, par exemple, tels Hervé Kempf ou Paul Ariès 6, un revenu maximal admissible (RMA). Et l’on ne manquera pas d’entendre les éditorialistes patentés hurler à l’unisson : « Mais c’est une hérésie ! Vous voulez tuer l’économie de la France ?! »
« On est ici au cœur du débat : pour la droite libérale, l’inégalité est source d’efficacité économique, car elle permet aux meilleurs de donner la mesure de leur talent ; pour la gauche, c’est l’égalité qui est source d’efficacité économique, car les individus agissent de concert. 7 »
Au rythme où vont les choses, on peut aussi sérieusement envisager une perspective révolutionnaire dans un avenir pas si lointain que ça. La tension monte et les situations insurrectionnelles (ou potentiellement insurrectionnelles) se multiplient autour du globe. La révolution est effectivement la manière la plus efficace de construire rapidement de l’égalité au sein d’une société. L’exemple des premières années de la révolution cubaine est à ce titre très beau. Mais le risque de voir l’après-insurrection dégénérer en pouvoir totalitaire et/ou en chaos ultracapitaliste est aujourd’hui très grand : d’un côté, l’élite a conquis un pouvoir et une force de frappe gigantesque, et de l’autre l’imaginaire libertaire populaire nécessaire à la construction d’une autre voie a été (il faut bien le reconnaître) efficacement et méthodiquement étouffé.
Il est donc urgent de prendre le temps de préparer les bouleversements à venir, qu’ils soient insurrectionnels ou pas. C’est un travail qui se mène aussi bien dans l’imaginaire que dans la rue.




1. Cet article est largement inspiré d’une analyse plus détaillée des travaux de Wilkinson, « L’inégalité économique, un agent socialement toxique », Barricade, décembre 2010. Le texte est disponible sur www.barricade.be. L’association Barricade est un centre culturel en résistance à Liège qui développe depuis peu une activité de recherche et d’analyse.
On trouve tous les détails des recherches de Wilkinson et Pickett, les résumés, les graphiques, les arguments, la foire aux questions et les données brutes sur www.equalitytrust.org.uk
2. Richard G. Wilkinson et Kate Pickett, The Spirit Level. Why More Equal Societies Almost Always Do Better, Penguin Books, 2009. Il a déjà eu au moins trois sous-titres différents suivant les éditions et les pays : Why Greater Equality Makes Societies stronger (Pourquoi une plus grande égalité rend les sociétés plus fortes) ; Why More Equal Societies Almost Always Do Better (Pourquoi les sociétés plus égalitaires font presque toujours mieux que les autres) et Why Equality is Better for Everyone (Pourquoi l’égalité est un avantage pour tout le monde).
3. Voir aussi le chapitre 3 du livre de Tim Jackson, Prospérité sans croissance, De Boeck/Etopia, 2010.
4. Richard Wilkinson est venu présenter son livre à la Confédération européenne des syndicats (conférences ETUI) à Bruxelles le 28 septembre 2010. Toutes les citations de Wilkinson sont issues de cette conférence.
5. Les effets biologiques du stress causé par l’inégalité sont décrits en détail dans le petit livre percutant de Wilkinson, traduit en français, L’Inégalité nuit gravement à la santé, Cassini, 2002. Lire aussi en français L’égalité c’est la santé, Demopolis, 2010.
6. Hervé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, Seuil, 2009 ; Paul Ariès, « La révolution par la gratuité », Contretemps (disponible sur le site www.contretemps.eu/interventions/revolution-par-gratuite). Voir aussi www.salairemaximum.net
7. Entretien avec Hervé Le Bras, Books magazine, n° 17, novembre 2010, p 37.