Laïcité ou idéologie ?

mis en ligne le 8 décembre 1983
La sphère des abstractions
Mais aux belles heures de l’œcuménisme soixante-huitard, la vérole « ivanillichienne » a presque réussi à renvoyer l’anticléricalisme au magasin des accessoires. Des naïfs redécouvraient l’anticapitalisme des cléricaux sans s’apercevoir qu’il s’agit d’un anticapitalisme réactionnaire, féodal.
Les nouvelles générations semblent heureusement revenues en grande partie de ces illusions, mais les effets du Verbe tardent parfois à s’effacer, surtout quand ils se combinent à des raisonnements éthérés dans la sphère des abstractions.
Dans cette voluptueuse sphère, il est bien évident que les anarchistes n’ont pas à s’inquiéter de la laïcité de l’État et de son école ; on leur recommande même de s’en laver les mains et le reste. Il se trouve que, pauvres humains, nous vivons hors de la sphère des abstractions. L’État ne peut cesser d’être l’instrument de la classe dominante et l’école publique ne sera jamais un îlot libertaire dans l’océan capitaliste. Mais ce truisme étant écrit, tout reste à faire.
Notamment à bien nous enfoncer dans le crâne qu’une telle situation nous oblige, dans ce domaine autant que dans les autres, à ne pas nous comporter comme si l’État avait déjà été abattu : nous en avons encore pour longtemps à accumuler les moyens de l’abattre.
Il ne faudrait surtout pas imaginer sottement qu’en société capitaliste l’école puisse jouer un rôle indépendant de celui nécessaire à la classe dominante. Il vaut mieux prendre conscience que toutes les spéculations faisant appel à d’éventuelles « réformes de structures » et autres formes d’autogestion larvée constituent un ralliement aux options néo-corporatistes des cléricaux modernistes.
Quant au mythe mystificateur d’une « pédagogie libertaire », sa place est au musée des monstres épistémologiques à côté de la « physique aryenne » et de la « biologie prolétarienne ». La pédagogie est l’art d’instruire, il s’agit d’une profession. On ne s’improvise pas plus pédagogue que tourneur, pilote, jardinier ou dentiste. Et dans cette profession, comme dans les autres, il faut se battre pour la défense du salaire et des conditions de travail. Et là comme ailleurs une accumulation de réformes ne modifiera pas l’essentiel.

Des intérêts parallèles
Il est bien évident que le développement de l’école publique par la bourgeoisie correspond à un besoin. Mais les contempteurs gauchistes de l’école publique rappellent étrangement cet imbécile de Paraf-Javal qui, d’un petit nuage de la sphère des abstractions, écrivait dans Le Libertaire du 2 avril 1904 : « Qu’est-ce qu’un syndicat ? C’est un groupement où les abrutis se classent par métiers, pour essayer de rendre moins intolérables les rapports entre patrons et ouvriers. De deux choses l’une : ou ils ne réussissent pas, et alors la besogne syndicale est inutile ; ou ils réussissent, alors la besogne syndicale est nuisible, car un groupe d’hommes aura rendu sa situation moins intolérable et aura, par suite, fait durer la société actuelle. » Avec des mots et la peau des autres on fabrique de beaux sophismes qui ne coûtent pas cher.
Nos camarades syndicalistes ont répondu à Paraf-Javal – indirectement parce qu’il ne méritait pas plus – par la charte d’Amiens. Pour ce qui concerne l’école publique, la défense du droit à une instruction de qualité, la Première Internationale et la Commune de Paris ont depuis longtemps dit l’essentiel toujours d’actualité. Dans un compte-rendu du congrès de Bruxelles de l’A.I.T. (septembre 1868) on peut lire : « Un certain nombre de délégués prennent la parole au sujet de l’instruction obligatoire, et comprenant en même temps l’enseignement professionnel et l’enseignement scientifique dégagé de toute idée religieuse. » 2
Cela replace la question dans le contexte de la lutte des classes dont elle ne devrait jamais sortir.
Parce qu’il les gêne, les cléricaux s’efforcent de masquer le parallélisme d’intérêt entre la classe ouvrière et la fraction « progressiste » de la bourgeoisie qui aboutit en France aux lois laïques et de séparation des Eglises et de l’État de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Les guesdistes furent à peu près les seuls à récuser l’anti-cléricalisme.
Il ne s’agit pas de se demander si l’État laïque est « bon » et un État pas laïque « mauvais ». Nous ne raisonnons pas en termes de Bien et de Mal parce que nous ne sommes pas mystiques, mais en termes de rapports de forces. Et quand le rapport des forces y oblige, nous devons savoir ruser.
Dans la laïcité de l’école, la bourgeoisise française recherchait un « moule » unificateur et la possibilité de former des cadres moyens de sa république indépendamment d’une Église particulièrement rétrograde ; la classe ouvrière y recherchait le moyen de s’instruire. Comme tous les compromis, celui-là était bancal. Il l’est toujours. Mais par quel autre compromis nous propose-t-on de le remplacer ?
En France, la question de la laïcité a toujours été une cause de division au sein de la classe dominante. Depuis bientôt un siècle, depuis les deux encycliques de 1892 où Léon XIII incita les catholiques français à conquérir la république par l’intérieur, les cléricaux ont investi avec un succès certain tous les milieux de la société française ce qui leur a permis, par une politique des petits paquets, de grignoter la laïcité de l’école et de l’État (3). Car l’Église a une expérience multi-séculaires de l’importance de l’école.

Les meilleurs traités
Aujourd’hui « les curés déguisés en socialistes » – dénoncés avec juste raison par un minoritaire au dernier congrès du S.N.I. – ont investi le P.S. ainsi que la F.E.N. et la F.C.P.E. (Fédération des parents d’élèves « Andrieu »), en s’appuyant sur l’appareil néo-clérical de la C.F.D.T. et nous présentent, sous l’enveloppe « laïcité », la plus belle vacherie anti-laïque qui soit : le « grand service public unifié », c’est-à-dire la « nationalisation » de l’enseignement confessionnel, son intégration dans l’enseignement public sans rien changer à ses caractéristiques confessionnelles.
Nous sommes un nombre certain, dont des militants anarchistes et anarcho-syndialistes, à juger que cela peut modifier considérablement, dans un sens défavorable aux intérêts des exploités, les conditions de la lutte des classes en France en supprimant une cause de division au sein de la classe dominante et en favorisant le développement des structures néo-corporatistes. L’affaire n’est pas simple. Comme chaque fois qu’il faut prendre des décisions par rapport à des situations concrètes – très éloignées de la sphère des abstractions – le « bon choix » n’est jamais exempt d’ambiguïtés. Les néo-cléricaux ayant réussi à faire pénétrer leurs hommes, donc leurs idées, un peu partout, le clivage passe à l’intérieur de nombreuses organisations. Pour les combattre efficacement, il est nécessaire de ratisser large et même de ne pas craindre de faire appel à la « fibre républicaine ».
Dans un tel cas – pour ne pas « mouiller » l’organisation spécifique – on utilise les organisations « périphériques », les mouvances et parfois même on les crée. Cela implique des alliances avec d’autres courants du mouvement ouvrier historique – socio-démocrates, syndicalistes réformistes, marxistes – et avec des organisations à caractère humaniste. C’est ainsi que fut mis sur pieds le comité pour l’Appel aux laïques en janvier 1981 et que va sans doute être constituée une Fédération des cercles de défense laïque dans le courant du premier semestre 1984.
L’accord se réalise sur un faisceau d’objectifs précis, parce que chacun estime y avoir intérêt (ce qui, soit dit en passant, est très stirnérien). Cela n’annule aucunement les raisons fondées de divergences importantes par ailleurs.
Pour un militant conséquent, les meilleurs traités sont toujours ceux conclus entre les arrières-pensées.



1. Henri Madelin, Les chrétiens entrent en politique, Cerf, Paris, 1975, 21.
2. Histoires de l’Internationale par un bourgeois républicain, Bruxelles, 1873, 109.
3. « Comment en sommes-nous arrivés là ? » n°1 à 4 de Laïcité, mars à juin 1983.