Imagination & pouvoir : « Je peux, donc je suis ! »

mis en ligne le 15 juillet 2010
HS39Libert« L’imagination au pouvoir » s’est révélé être un des slogans les plus séduisants qu’ait produits le mouvement de mai 1968. Il a été repris en de multiples occasions et – paradoxalement, mais il fallait s’y attendre – par ces mêmes potentats que visaient les révoltés, tandis que, parmi ces derniers, meneurs et orateurs les plus en vue et parfois quelques militants bien causants le détournaient et l’exploitaient pour leur propre compte, témoignant sur ce point, à si bien s’y reconnaître et s’y retrouver quant aux voies conduisant au pouvoir, d’une fertile imagination. Le slogan fonctionnait comme un performatif, parole devenue acte : ceux qui l’avaient imaginé et affiché trouvaient effectivement place en bonne et lucrative position en des lieux privilégiés de pouvoir : journalisme, université, radio et télévision, édition, politique, recherches et missions en tous genres.

Imaginer : création ou folie ?
L’expression associant « imagination » et « pouvoir » est, à vrai dire, lourde d’ambiguïté. La signification « manifeste » que met en lumière le slogan envisage l’imagination comme une faculté de création, d’ouverture, de liberté, de fantaisie – à peu près l’équivalent de la notion de « créativité » dont notre temps se goberge ; elle serait comme telle en mesure de résister et de damer le pion aux détenteurs du pouvoir, aux « assis », à l’establishment, aux notables, aux riches, à ceux qui n’ont d’autre objectif que de préserver et durcir leur domination, de conserver et d’accroître patrimoine, privilèges et profits. Dans cette perspective créatrice, qui était celle des « manifestants » de mai 1968, « l’imagination au pouvoir » a pour vocation et fonction de subvertir le pouvoir et de l’abattre, pour lui substituer une vision et une politique de libération, de grandissement et d’accomplissement de l’individu.
Contre cette conception qu’on qualifierait globalement de « progressiste », et qui constitue un des ressorts de la pensée anarchiste, se dressent et presque toujours dominent des figures de l’imagination qui nous entraînent dans une direction radicalement différente : Pascal dit d’elle qu’elle est « maîtresse d’erreur et de fausseté », Malebranche y voit « la folle du logis », qui contrarie par ses « folies » le travail de la raison, Sartre lui consacre deux essais, et la tient pour une puissance opposée au réel, attachée à le faire disparaître, le dérober, le « néantiser » comme il adore dire – elle fonctionne ainsi à l’opposé de ce que le psychiatre Pierre Janet considérait comme une fonction supérieure de l’esprit humain, la « fonction du réel ».

Puissance et « fonction de l’irréel »
Il apparaît clairement que des notions telles qu’« imagination » et « pouvoir » couvrent des champs tellement vastes, la première dans le domaine du psychisme individuel, le second dans le domaine des organisations collectives, qu’elles échappent aux définitions même les plus extensives. À plus forte raison lorsque, d’une part, on analyse les rapports fondamentaux, conflictuels et complices, que ces deux « puissances » tissent entre elles, en entrelacs déroutants, affolants et d’autre part si l’on considère la manière dont l’imagination travaille, avec une force d’entraînement irrésistible, au sein des collectivités, orientant ou déjouant les jeux et enjeux du pouvoir, et la manière parallèle avec laquelle, par ailleurs, le pouvoir peut être exalté, idolâtré, conservé, entretenu, ou dégradé, arraché, renversé et anéanti par le biais des mises en scène, tantôt fastueuses et spectaculaires, tantôt odieuses et souterraines, de l’imaginaire.
Au sens strict, l’expression « l’imagination au pouvoir » ne veut rien dire – mais de toute façon, il n’y a pas, en l’occurrence, de sens strict. L’imagination n’a de « stricte » que sa définition académique traditionnelle en « faculté de l’âme » – alors qu’elle est l’âme elle-même (le psychisme, les « états d’âme », conscients et inconscients) envisagée dans l’une de ses activités les plus intenses et les plus dynamiques, qui intègre, non seulement les sensations, perceptions et images qui lui donnent son contenu spécifique, mais aussi les rapports de ce dernier avec le réel, interne ou externe. L’imagination exerce une « fonction de l’irréel » en relation intime avec le réel. La raison sans imaginaire est à peu près impensable, et même les mathématiques, système de rationalités abstraites, traînent avec elles un imaginaire implicite, qui reste en suspens, en réserve ou refoulé – mais elles parviennent néanmoins à se payer, étonnant symptôme, une espèce de « retour de refoulé » en proposant des nombres dits « imaginaires » et autres constructions analogues (pourraient en témoigner, sur ce plan, les travaux de ces penseurs « dépressifs » que furent Cantor jonglant avec les alephs ou de Gödel avec les anges et démons). L’imaginaire, enfin, est tout gorgé d’émotivité, ces deux fonctions s’enchevêtrent à l’infini, elles sont, l’une pour l’autre, support, résonance, véhicule, mise en forme – vases en permanence communicants et s’exhaussants.

Lécher le cul au fantasme
Les révoltés style mai 1968 – je parle ici, non des « meneurs » nominés, mais des « sentinelles perdues » qu’évoque Kropotkine dans L’Esprit de révolte, qui, à leur manière, discrète, sont toujours à l’œuvre – peuvent difficilement revendiquer « l’imagination au pouvoir ». C’est une contradiction dans les termes : une « imagination », entendue comme inventivité, ouverture, liberté, qui parviendrait « au pouvoir » et s’y installerait, et en jouirait (suprême jouissance que celle du pouvoir, à tous les niveaux), se renierait elle-même. Ce qui, de fait, se produit à tout moment : les « imaginatifs », créateurs, artistes, écrivains, poètes, dès lors qu’ils franchissent les seuils de la notoriété, des institutions et des hauts revenus, en viennent, sans exception ou presque, à figurer en serviteurs zélés, larbins et amuseurs du pouvoir, lequel fait preuve d’assez d’imagination pour les caresser dans le sens d’un poil déjà bien courbe et lustré, il suffit le plus souvent d’un petit-déjeuner ou d’un dîner, d’un hochet culturel, d’une plate formule « civilisatrice », ou « mission », « commissariat », strapontin diplomatique – de quoi, vraiment et tristement, se poiler !
L’une des plus graves illusions de l’esprit de révolte est de croire qu’elle a le privilège de l’imagination (on ajouterait aussi bien : du « cœur »). Un démontage psychanalytique révélerait sans trop de difficulté ce qui, tramé dans l’inconscient, anime et entretient une pareille croyance. On oublie trop à quel point l’imagination, et les structures psychiques en général, ont partie liée avec le pouvoir, et que même, pour l’essentiel, ce sont les structures imaginaires qui servent d’assises et de tremplin pour l’accession au pouvoir, son exercice et son triomphe. Le nazisme est peut-être la plus « affabulante » construction imaginaire que l’histoire ait connue : rien de ce qui relève de l’imagination, en quelque domaine que ce soit, n’a pu échapper à son emprise et ses délirants usages : mythologies, légendes, fables, productions littéraires, musicales et philosophiques, et ces symboles à grosses bottes (celles qui piétinent un visage humain, dirait Orwell) que sont la terre, le sang, la race, la nation, et la perception même de l’espace (espace « vital ») et du temps (le Reich « millénaire »), pavent des voies stratégiques pour défilés de masse, kollossales, martiales ou folkloriques festivités qui sont très concrètement de l’imaginaire incarné, incorporé, « terroirisé » (terreur antée en terre). Des milliers de corps, réduits à l’état de molécules identiques, se fondent et disparaissent dans une figure massive, drapeau, salut, icône, qui les ingère, les exalte, les fait exulter au plus profond d’eux-mêmes – monstrueuse fantasmatique, où l’« un pour tous » devient et fusionne en un un tous qui est un (le peuple Un), où le « tous pour un » devient et fusionne en un (le Führer) qui est tous (le Reich), dans des accès de délire collectif, de « folie » panique mécaniquement encadrée, tirée au cordeau d’une raison qui a perdu tout repère humain, et cabotine en un spectacle qui est l’Obscène même (la raison léchant le cul au fantasme !). Ce rapport de la masse et de l’un a été traité par maints auteurs : le Chef et la Masse chez Freud, « masse en fusion » chez Sartre, l’« homme-masse » chez Ortega y Gasset, « Masse et Puissance » d’Elias Canetti, etc.

De « Ni dieux ni maîtres »…
D’où vient ce pouvoir du pouvoir ? Ici encore il semble légitime de parler d’illusion à propos de l’idée tout à fait commune selon laquelle le pouvoir tend à se concentrer systématiquement dans une tête unique qui le monopolise. Fabulistes, historiens, politologues et philosophes en ont fait leurs « fortes têtes » – l’« homme fort », comme il est convenu de dire. Je dirais plutôt : des hommes « forcés », forcés dans leur nature d’homme, poussés en force vers la tête (tête et phallus sont appareillés) par tout ce qui n’est pas eux et qui vers eux converge : les communautés (masses) avant tout, la leur et celle des autres (rôle des « ennemis ») ; et, à l’intérieur du groupe, ceux qui sont eux-mêmes poussés par la force des pulsions, le sexe, l’emprise, la mort, leurs propres fantasmes, et qui ont besoin d’un masque (latin persona), d’une Personne gonflée à la fascination (latin fascinum, charme, maléfice, membre viril), derrière laquelle s’avancer masqués, qui puisse servir à la fois de pôle d’attraction et de couverture, et, arrachant chaque sujet au réel, à cette basse et vile terre, le tirer, avec tout son potentiel pulsionnel, vers le haut, vers quelque Très-Haut, qui retraite ce potentiel et le renvoie aux sujets hallucinés sous forme de substance imaginaire et de semblant fantasmatique. Les figures de Pharaons et de Rois divins encombrent ainsi les artères du pouvoir – sources de cette espèce d’athérosclérose religieuse provoquée par les lourds et gras dépôts de l’imaginaire. Défilent ainsi, sous notre regard extatique ou médusé, surfant sur tant de cultures, ces noms célèbres : César, Alexandre, Tamerlan, Gengis Khan, Hannibal, Cromwell et, érigées fétiches, toutes ces têtes d’affiche historiques et actuelles – nous avons pu et pouvons toujours voir à l’œuvre les Franco, Mussolini, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, Hussein, et un Castro qui persiste et saigne son peuple, et un Ahmadinejad ou un Kim Il Sung qui à froid l’étranglent, avec quelques autres tueurs de même acabit (on se plaît à dire, curieusement, qu’« ils soufflent le chaud et le froid »).
Mais aussi « fortes têtes » soient-ils, ces Personnages, gonflés à une « fantacharismatique » bonne à tout cabotinage et embobinage, s’acharnant à faire toujours tant et plus que de raison, il importe de voir qu’ils ont avant tout vocation anthropologique à produire des images pieuses et hallucinatoires, à susciter des explosions affectives, à alimenter des délires meurtriers, qu’à véritablement éclairer les causes profondes, les enchaînements déterminants, le « vécu existentiel », comme on dit, des événements, et les constructions et inventions concrètes qui font l’histoire de l’humanité en tant qu’humanité. (À la différence des « historiens prudhommesques » attachés à chanter les « gloires », des penseurs libertaires de l’histoire tels que Péguy ou Kropotkine nous proposent de pertinentes orientations.) Prétendus « hors du commun », dans le crime, l’aventure ou l’impulsion créatrice, tous ces êtres ont en commun cette caractéristique, nécessaire et suffisante : ils se dressent (statues et monuments à l’appui) en maîtres, et ils se veulent dieux (ou substituts du dieu, ou son prophète exclusif, ou inscrits dans sa filiation directe, de corps, de droit ou d’esprit). On conçoit alors, face à pareil tableau, trônant dans la vision de l’historien comme du politicien ou du philosophe, que devrait prévaloir plus que jamais la formule incontournable de l’anarchie : « Ni dieux ni maîtres » – seraient-ils, ces dits dieux et maîtres, issus et formés de la plus terreuse terre humaine.

… à « Je peux, donc je suis »
Ce qu’on peut tenir pour à peu près assuré, c’est que le sujet humain, l’individu, cette singularité vivante qui demeure, quoi qu’il arrive, la seule chose irrécusable qui soit au monde – l’individu apparaît comme l’ultime et primordiale réalité où puisse se loger la racine de tout pouvoir. C’est pourquoi la plupart des penseurs anarchistes, de Stirner à Kropotkine et Reich, en ont fait le nerf de l’action et de la réflexion : action individuelle, réflexion personnelle et critique, existence concrète d’un soi libre et autonome envers et contre tout, pratique primordiale de l’éducation, remise en cause permanente de la participation à tout pouvoir ou organisation quels qu’ils soient.
Se pose alors ce problème, constat dressé de longue date et de manière particulièrement poignante par le jeune ami de Montaigne, Étienne de la Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire, ou le Contre’Un (1576), que nous pourrions formuler en ces termes : d’où vient que des êtres humains conscients (homo sapiens), volontaires (homo volens), actifs (homo faber, homo laborans), résistants (homo nolens), créateurs (homo ludens), vivant en communauté (homo politicus), se soumettent avec une telle docilité, et passivité, et même avec zèle, à la « tyrannie », à la domination de quelques-uns, d’un petit nombre et, ultimement, d’Un seul ? Divers facteurs ont été évoqués et analysés, qui restent toujours actifs, décisifs et valables. La Force, en tout premier lieu, sous son aspect tant physique que spirituelle : ainsi ont pu se constituer des castes militaires, disposant d’instruments de répression et de destruction, et fondant leur pouvoir sur le meurtre, la peur et la terreur, et des castes sacerdotales, manipulant, sur un registre semblable, croyances et émotions en exploitant des images et figures tissées d’illusions : idoles, fétiches et avatars en tous genres de l’invisible, de l’indicible et de l’impensable (quelle imagination !), tels que divinités, anges, démons, et autres entités qu’une psychanalyse rationnelle exacte n’a guère de peine à renvoyer aux nuées aristophanesques. Une organisation spécifique des espaces de vie, de travail et de croyances n’a pas peu contribué à servir d’étayage et de pérennisation aux exercices de pouvoir. Les techniques de production et d’échanges, les systèmes économiques, les constitutions et appareils juridiques, les modes d’éducation, de transmission et d’information ont tous, en proportions diverses selon les cultures, contribué, par la force, la ruse, le mensonge et en rivalisant d’imagination, à instituer, entretenir, assurer le triomphe des types les plus divers de Pouvoir.
Mais quelles que soient les armes utilisées, brutes ou sophistiquées, incendiaires ou à feu doux, pour crimes individuels ou massacres, les pouvoirs qui y recourent ne parviendraient pas à leurs fins s’ils ne trouvaient quelque écho, répondant, ou assentiment, le plus souvent inconscient, dans quelque noyau logé à la racine même de l’être individuel. C’est à ce dernier qu’appartient donc le dernier mot. Il n’est pas sûr que ce soit le bon ni le juste mot – mais il nous paraît exprimer une intuition psychologique élémentaire universelle, ainsi déployée : tout sujet a incontestablement conscience de soi, il se pense, par le seul fait de se nommer et de dire « je », et nous tenons là la formule célèbre de Descartes, « Je pense, donc je suis ». Mais on est en droit de penser que le « je pense » lui-même (qualité éminente du sentiment d’être) est porté par une force ou une énergie plus élémentaire, plus primaire, native si l’on peut dire, c’est-à-dire naissant avec l’être lui-même et l’animant et le soutenant tout au long de l’existence. Cette énergie n’est rien d’autre, et rien de moins, qu’un pouvoir être – c’est-à-dire, dans sa forme fruste, brute, réduite à l’essentiel : un pouvoir. La notion philosophique susceptible d’éclairer un tel pouvoir avec le plus de vigueur et de pertinence est celle du conatus (mot latin qui signifie « effort ») de Spinoza, penseur anarchiste dans la plénitude du terme (« maudit », a-t-on dit) : le conatus est un effort de l’être pour « persévérer dans son être ». Proposition saisissante et limpide, que chacun saisit, et qui saisit chacun, dans son être propre. Mais peut-être reflète-t-elle un peu trop une certaine joie spinozienne et la confiance dans la vie de l’auteur de L’Éthique et du Traité théologico-politique. On mettra donc l’accent sur « effort » plutôt que sur « persévérer » – « effort » indiquant une potentialité, une possibilité, rendue par le verbe « pouvoir » au sens, le plus élémentaire et néanmoins densément énergétique, du terme.
Ce qui nous conduit à proposer cette formule exprimant une intuition originaire, fondatrice peut-être de la structure humaine : « Je peux, donc je suis. » Séquence qui pourrait aussi bien être inversée : « Je suis, donc je peux. » Toutes deux désignent l’expérience irréductible de tout être humain : l’être comme effort et potentialité, toujours en quelque façon à distance et en décalage par rapport aux puissances externes. Il nous paraît que c’est cette expérience-là, cette intuition-là (à la fois le « Je peux » et le « Je suis ») qui mérite d’être prise en considération, en tant que racine irréductible d’autonomie, dans les rapports entre pouvoirs et individu. Dès que l’homme éprouve et prononce (entendant au plus profond de lui-même) ces paroles : « Je suis », « Je peux », il se trouve amené, agissant en vertu autant de sa structure caractérielle que des exigences du milieu et de la conjoncture historique, soit à abonder dans le sens des pouvoirs établis, avec lesquels il croit se sentir en connivence et auxquels il délègue son « pouvoir », et c’est alors « servitude volontaire » et aliénation et complicité, soit à revendiquer son être propre et son pouvoir propre, espace au sein du Moi où se retrancher, et ressort radical et vital de la résistance du sujet et de l’esprit de révolte.