Albert Camus, le Méditerranéen : le rêve de lumière et le complexe du clos-obscur

mis en ligne le 28 janvier 2010
[L’anniversaire de la mort de Camus le 4 janvier 1960 dans un accident de voiture se traduit, cinquante ans après, par un déchaînement tous azimuts d’éloges et d’exaltation du grand homme, du héros de la pensée, du visionnaire, et de l’ami de toute une pléiade de témoins fort diserts. Pour mieux faire entrer l’écrivain dans une légende qui gomme toute la violence et la cohérence révolutionnaire de l’œuvre, le président récupérateur tous terrains propose de le placer, de le momifier au Panthéon. Au grand libertaire, mon z’ami, la patrie reconnaissante ! Pour retrouver le souffle de la révolte qui est un des apports majeurs de Camus à la culture contemporaine, je reproduis ci-dessous, sans modification, mon premier article d’analyse littéraire et de psychanalyse politique consacré à Camus et à L’Homme révolté, son ouvrage de 1951 qui avait suscité à l’époque de féroces polémiques. L’article a paru dans une revue oranaise, Simoun, n° 3, juin 1952 – revue militante, à laquelle Camus lui-même confia plusieurs textes et où se retrouvaient fraternellement unis, pour une Algérie débarrassée du colonialisme et du racisme, des auteurs de toutes origines. Elle publia nombre d’écrivains « algériens », dont Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Ahmed Sefrioui, ainsi que des dessins d’Abdelkader Guermaz, grand artiste et esprit libertaire auquel j’ai consacré un article dans Le Monde libertaire. (Je me souviens que vers la fin des années 1940, on vendait Le Libertaire à la criée place de la Bastille, en plein cœur d’Oran.) Dans une lettre, égarée, qu’il m’adressa à la suite de cette chronique, dont il disait apprécier la pertinence, Camus faisait très amicalement une importante réserve, récusant une interprétation qui semblait présenter comme sentiment nostalgique ce qui était pour lui passion militante. Dont acte. * ]
Le critique, qui s’attache à exposer ce qu’on appelle communément la psychologie d’un auteur, doit admettre qu’en définitive, il est condamné à parler de lui-même. Toute critique serait ainsi très discutable s’il ne se trouvait que l’homme qui crée et l’homme qui le juge se réfèrent au même milieu, cherchent en lui, l’un les conditions ou la matière de sa création, l’autre les normes de ses appréciations.
Albert Camus est un écrivain qui est – et se veut – dans le monde. L’homme révolté va au cœur des problèmes contemporains et, par là, offre largement prise à la critique. Les uns ne lui ménageront pas leurs louanges, ni les autres les jugements acerbes. Notre propos n’est pas là. Nous voulons montrer comment une rupture de ton dans les dernières pages de l’ouvrage démasque de curieuses perspectives sur la pensée de Camus et peut conduire à une compréhension plus profonde de l’homme.
L’introduction fait le raccord avec les réflexions antérieures de l’écrivain. Nous lisons ensuite les différents chapitres où la révolte est analysée, suivie dans ses divers développements. Nous goûtons l’œuvre belle, ces lignes si pures et si classiquement tracées où la beauté sobre de la forme fait corps avec la densité de la pensée, où le clair savoir maintient ferme l’ardente passion. Tout le Camus que nous connaissons est là. Nous sentons toujours présentes les mêmes exigences, la volonté tenace de lucidité, la tension d’une conscience réfléchie qui aspire à l’unité.
Voici la dernière partie : elle s’intitule « La pensée de Midi » et se divise en trois chapitres ; le premier, « Révolte et meurtre », constitue une sorte de conclusion classique, qui ramasse les thèmes précédemment analysés et s’inscrit bien dans le prolongement de l’œuvre entière. Mais avec les deux derniers, « Mesure et démesure » et « Au-delà du nihilisme », quel changement de ton ! Après Camus critique, après Camus dialecticien jusqu’à être raisonneur, voici une perspective radicalement différente : Camus rêveur !
Il ne s’agit pas d’instituer un dialogue – comme dirait Camus – ni d’objecter. La question n’est pas là. Il est plus fécond de s’apercevoir que dans toutes ces dernières pages, un thème est présent et étrangement révélateur : c’est le thème de la lumière. Sa fréquence dépasse la simple métaphore, sa permanence implique quelque chose de profond, d’essentiel à Albert Camus ; elle dénonce que la fin de L’Homme révolté, loin d’être le prolongement logique d’une analyse qu’elle est censée conclure, s’appuie sur des fondements tout autres, sur du Rêve – sur un Rêve de Lumière.
Le thème court à travers toutes les lignes. Déjà le titre l’indique clairement : « Pensée de Midi ». Dans le texte, les expressions affluent : « pensée solaire », « le courage durci et éclairé », « l’intelligence est sœur de la dure lumière », « nous autres, méditerranéens, vivons toujours de la même lumière », « au bout de ces ténèbres, une lumière pourtant », « dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour », « une limite, dans le soleil, les arrête tous ».
Il ne fait aucun doute – il y a un rêve de lumière chez Albert Camus. Dynamique comme tout rêve, il est le moteur d’une dialectique analogique qui finit par prendre le pas sur l’effort logique des chapitres précédents, triomphant dans les dernières pages où il donne lieu à de curieux développements.
La lumière, c’est le midi. Pour Camus l’Algérien, elle caractérise la Méditerranée. C’est pourquoi, de là, la tradition méditerranéenne prend une incomparable valeur, devient le terme noble d’une opposition fondamentale : « Le conflit profond de ce siècle ne s’établit peut-être pas tant entre les idéologies allemandes de l’histoire et la politique chrétienne […] qu’entre les rêves allemands et la tradition méditerranéenne. » Et plus loin : « L’absolutisme historique […] n’a jamais cessé de se heurter à une exigence invincible de la nature humaine, dont la Méditerranée garde le secret. »
La rationalisation se poursuit. L’esprit méditerranéen, qui donc l’a-t-il mieux représenté que les Grecs ? Ils entrent en scène, donc, précurseurs de « la longue tradition de ce qu’on peut appeler la pensée solaire, et où, depuis les Grecs, la nature a toujours été équilibrée au devenir ». Camus prend parti d’une manière péremptoire, dans un admirable article de foi : « Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. »
Images et notions mêlées, voilà toute la Grèce – qui fournit encore à Camus les éléments les plus positifs de sa conclusion. « La Mesure », où culmine l’idéal hellénique, c’est le titre de l’avant-dernier chapitre. On appréciera son importance si l’on se rend compte que « cette loi de mesure s’étend […] à toutes les antinomies de la pensée révoltée ». Elle est le pivot de l’argumentation finale.
L’idéal hellénique de Mesure s’accomplit dans la Vie selon la Nature. Cette notion, Camus l’emprunte encore aux Grecs, lui redonne toute sa plénitude, et l’oppose à la démesure de l’Histoire qui triomphe dans notre monde contemporain, depuis le christianisme. « Le conflit profond de ce siècle [s’établit] entre l’Histoire enfin et la Nature. » Pour tout dire, « Platon a raison contre Moïse et Nietzsche ». En politique, c’est encore à la tradition méditerranéenne que Camus fait appel. Contre la révolution césarienne du socialisme allemand, Camus rappelle l’œuvre de la pensée libertaire des Français, des Italiens et surtout des Espagnols – tous Méditerranéens. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve sous la plume de Camus les noms de Sorel et de Pelloutier, l’un théoricien, l’autre praticien remarquable du syndicalisme révolutionnaire.
Le rêve de lumière, l’inspiration méditerranéenne, nous font comprendre enfin certaines images, autrement énigmatiques, celle de la mer notamment. « Les paroles de courage et d’intelligence qui, près de la mer, sont même vertu. » « Le vent dur, venu des mers… » Déplacées dans un contexte logique, elles s’éclairent admirablement si on les interprète dans le développement imaginatif de l’ensemble. De même, le nom de Barrès, cet écrivain qui est à l’opposé de l’attitude idéologique de Camus, ne se justifie ici que si on se réfère à un Barrès amant du soleil d’Italie et du ciel attique.
L’aspiration à la lumière, l’amour du ciel méditerranéen sont l’aspect positif de la répulsion de ce qui est obscur. Celle-ci est inséparable d’une répulsion corrélative de ce qui est clos, fermé. Toute prison est obscure et les ténèbres emprisonnent. Les échecs que Camus dénonce tout au long de son étude sont précisément ceux qui aboutissent à constituer des univers clos. Déjà, chez Sade, « la loi de puissance crée des lieux clos, des châteaux à septuple enceinte, dont il est impossible de s’évader ». De ce point de vue, l’histoire de la révolte apparaît comme la succession d’univers clos de plus en plus amplifiés. Ce que Camus dit en termes propres : « Toutes les pensées révoltées […] s’illustrent dans une rhétorique ou un univers clos : la rhétorique des remparts chez Lucrèce, les couvents et les châteaux verrouillés de Sade, l’île ou le rocher romantiques, les cimes solitaires de Nietzsche, l’océan élémentaire de Lautréamont, les parapets de Rimbaud, les châteaux terrifiants […] chez les surréalistes, la prison, la nation retranchée, le camp de concentration, l’empire des libres esclaves. »
Toutes ces citations, que l’on pourrait multiplier, établissent bien qu’il y a chez Camus une constante détermination par rapport au clos et à l’obscur. Peut-on aller plus loin, et envisager un complexe du clos-obscur chez Camus, c’est-à-dire une structure affective, aux racines biologiques et sociales, dont la pression est assez forte pour caractériser toute la dernière partie de L’Homme révolté ?
Nous avons dans une certaine mesure répondu à cette question en montrant l’existence de déterminations de ce genre. Mais pour que cette conception soit complètement satisfaisante, il faudrait découvrir la genèse de ce complexe et suivre son évolution. Nous ne pourrons le faire ; une telle étude exigerait, en effet, des éléments de vie personnelle et intime que seul l’auteur est en mesure de nous fournir. Or, si Camus devait nous en informer un jour, ce ne serait qu’au terme de son œuvre et de sa vie. Contentons-nous ici de brèves suggestions.
Camus est un homme qui a la nostalgie de la lumière. II la connaît bien, elle fait partie de son milieu d’origine. Le soleil a brillé sur son enfance et sur sa jeunesse. Si la terre natale est pour chacun une source de rêveries, le ciel l’est aussi, et singulièrement pour Camus, le ciel lumineux d’Algérie. On sait qu’un ciel sombre prédispose à la méditation solitaire et vindicative, que le ciel inclément qui gronde contraint l’homme à s’enfermer en lui-même, à s’affirmer un et puissant, à jeter son défi aux nuages ; dès lors, une histoire se déroule. À l’opposé, le ciel serein et pur pose une nature éternelle, appelle l’homme à s’ouvrir à autrui et au monde.
Voici maintenant pour la sensibilité au clos. Paradoxalement, le ciel noir, enfermant l’homme en des limites, déclenche en lui un sentiment d’illimité, une réaction de démesure ; le ciel clair, immense, inexorable, enseigne par contre à l’homme la modestie et la mesure. Une psychanalyse du clos découvre des racines plus vivaces encore : l’homme, contraint d’engager en lieu clos une lutte contre une maladie qui l’accapare, aspire, crispé, à des horizons vastes et dégagés ; enfin, celui qui a vécu la Résistance, l’état de siège de l’Occupation ou de l’exil, rêve d’une libération qui ne soit plus seulement historique, mais sociale et cosmique. Tout cela, autant qu’on sache, vaut pour Camus.
Beaucoup de choses s’éclairent alors. Pensée de midi, pensée solaire ! Il n’y en a pas : la pensée est universelle. Mais il peut y avoir un rêve de lumière, une exigence passionnée de midi lumineux. Nous avons vu ce qu’il en était. La transposition logique existe aussi : c’est la volonté de lucidité (l’étymologie est ici véritablement valable), qui marque si fortement la pensée de Camus. Indiscutablement, la lucidité est pour lui la valeur essentielle.
À l’opposé, le clos serait la non-valeur type dont Camus cherche avec âpreté à discerner les limites. C’est Sisyphe enfermé dans l’éternel recommencement du même acte. L’État de siège, au titre assez éloquent ; La Peste, qui isole une ville entière, l’emprisonne dans la lutte contre l’épidémie… Camus est un homme pour qui la prison existe, et cela conduit à cette irrépressible aspiration à la liberté qui s’exprime dans L’Homme révolté.
Tradition méditerranéenne, enfin, qu’est-ce à dire ? Doit-on y inclure, comme il se devrait, la tradition judaïque qui, dans le christianisme, a réalisé la promotion de l’histoire ? Peut-on en rejeter « la Grèce de l’ombre, celle des mystères et des Dieux noirs », la Grèce orphique aux mythes qui historicisent ? Négligera-t-on, d’un autre côté, tout ce qui dans le Nord est luminosité, aspiration à la clarté, amour de la Nature – Nietzsche, par exemple, dont « l’expérience, dit Camus, se couronnait de l’acceptation de midi » ?
Mais nous sortons, avec ces objections, du domaine du rêve, auquel nous voulions nous limiter. Ce qu’il faut admettre, en définitive, c’est que tout un aspect de la pensée de Camus est fondé sur des exigences sentimentales, sur des rêves de l’imagination. Leur valeur vient de ce qu’elles expriment un état extrêmement aigu de la sensibilité contemporaine. « S’il est minuit dans le siècle », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Victor Serge, combien humaine est l’aspiration au midi lumineux !
Nous avons exclu, par ailleurs, les considérations philosophiques et politiques. Nous pouvons, cependant, au terme de cette étude, nous demander, connaissant ses racines sentimentales et imaginatives, si l’anarchisme de Camus n’est pas encore un nouvel échec – le dernier peut-être – de tous ceux qui composent la procession infernale et funèbre des pensées révoltées.

*. Cf. dans cette perspective, Roger Dadoun, « Camus et l’âme de la révolte », préface à Teodosio Vertone, L’Œuvre et l’action d’Albert Camus dans la mouvance de la tradition libertaire, Atelier de création libertaire, 1985. Cf. aussi, dans la revue Outre-Terre n° 23, octobre 2009, consacrée à Euro-Méditerranées/Eurarabies, reprise du thème de Simoun dans Roger Dadoun, « L’archaïsme méditerranéen » (titre donné par la revue, alors que j’avais titré mon article, de manière plus adéquate, « Mare colostrum »).