L’échec de Copenhague (deuxième partie). La question du réformisme

mis en ligne le 31 mars 2010
Je rappelais, dans mon premier article, le fait que Robin Hahnel, économiste, militant, co-créateur avec Michael Albert de l’économie participaliste et abolitionniste notoire des marchés, appuie néanmoins l’idée d’une bourse du carbone. Son argumentaire est cette fois examiné et rapporté à la question stratégique du réformisme.
Hahnel pense, avec beaucoup d’autres, qu’il est de la plus haute importance de rapidement ramener et de maintenir la concentration de CO2 dans l’atmosphère au niveau qui est aujourd’hui estimé acceptable par le large consensus des scientifiques. Ce niveau est, semble-t-il, de 350 ppm (parties par million) et une vaste campagne internationale, justement appelée 350, est en cours autour de cet objectif 1. Concédons cet objectif. (On notera qu’il demande à la communauté scientifique – et non aux politiques ou aux acteurs économiques, qui parlent de la même voix – de fixer les niveaux acceptables devant être atteints pour éviter le pire.)
C’est à la lumière de cet objectif que ce que dit ensuite Hahnel doit se comprendre.

Des moyens possibles
La question qui se pose aussitôt est évidemment de savoir comment il convient de s’y prendre pour atteindre l’objectif visé. Diverses propositions ont été avancées. Parmi les plus influentes et crédibles, Hahnel en note trois – et cette fois encore, concédons ce point aux fins de discussion 2. Ce sont la réglementation, les taxes sur le carbone, une bourse du carbone, avec plafonnement et échange 3.
Le premier scénario oblige tous les acteurs à réduire leurs émissions d’un pourcentage donné, jusqu’à l’atteinte de l’objectif visé. Hahnel le rejette notamment parce qu’il ne minimise pas, pour la société dans son ensemble, le coût des réductions atteintes et cela en raison du fait qu’il ne prend pas en compte les différences entre les coûts des mêmes réductions pour différents acteurs. Il ajoute que l’approche par réglementation n’offre de surcroît aucune motivation à chercher à dépasser l’objectif visé.
Les taxes sur le carbone font payer les pollueurs pour leur pollution et permettent de prendre en compte et de leur imposer ce que leurs émissions coûtent à la société. Reste alors un problème technique, mais qu’on pourrait résoudre : celui de déterminer le niveau de taxe approprié. On sait toutefois qu’il devra être élevé. Mais voilà : ce système n’a pas été retenu, malgré les efforts déployés par les activistes ; et le niveau vraisemblable de taxation nécessaire pour atteindre les objectifs visés est si élevé que l’implantation d’un tel système, si elle était tentée, serait vouée à l’échec. Ce système est celui que Hahnel privilégie, mais il est actuellement impraticable.
Reste donc la bourse du carbone, avec plafonnement et échange. Selon ce système, si vous émettez X tonnes de dioxyde de carbone, et qu’un permis vous autorise à en émettre une tonne, vous devrez posséder X permis. Si vous en émettez plus, vous êtes dans l’illégalité ; si vous en émettez moins, vous pouvez revendre vos permis sur le marché, où chacun peut s’en procurer. Le nombre total de permis émis permet d’atteindre l’objectif visé.

La proposition de Robin Hahnel
Hahnel prône ce système, mais bonifié et visant notamment, on l’a vu, les 350 ppm évoquées plus haut. Convenu et appliqué sous les auspices des Nations unies, il serait international, contraignant, fixerait des taux nationaux nets d’émissions. De plus, il mettrait en application le principe adopté à Kyoto d’une distribution différentielle des responsabilités et des exigences, en favorisant les pays moins développés. Il serait surtout, croit Hahnel, efficace, voire le seul qui permette le succès d’une action devenue indispensable.
Les accords convenus à Copenhague ne vont évidemment pas du tout en ce sens : les pays décident seuls des réductions d’émissions et rien ne les contraint à les atteindre. La convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques a même prédit que les ententes convenues à Copenhague hausseront les niveaux de CO2 et les porteront à 550 ppm.
La conclusion à laquelle arrive Hahnel dépend de la prémisse selon laquelle ce que j’appellerai le « plan 350 » fixe l’objectif à atteindre ; mais aussi de la prémisse selon laquelle l’ONU, comme les accords de Kyoto, sont des institutions réformables, notamment parce qu’elles offrent de réelles possibilités d’une action efficace démocratiquement décidée et conduite. (A contrario, le FMI, l’OMC ou la Banque mondiale ne sont absolument pas démocratiques et sont irréformables.) Elle dépend enfin de la prémisse stratégique que dans les circonstances actuelles, militer contre cette solution, c’est contribuer d’autant à limiter les chances de réduire le réchauffement planétaire.
C’est là que l’attendent ses critiques.

Le contre-argumentaire
L’influent groupe Climate Justice Action (CJA) considère en effet de son côté, et avec lui bien des organisations de gauche, que la marchandisation des émissions de carbone est le prélude à une catastrophe, pour les mêmes raisons que la marchandisation de l’eau, des idées, des gènes, du travail, etc., a été et reste une catastrophe. Elle s’y oppose donc par principe et refuse toute action qui inclurait ce genre de moyen, qui lui semble détourner l’attention et les énergies des vrais enjeux et des véritables solutions.
CJA préconise de laisser où ils se trouvent les combustibles fossiles, de réaffirmer que ce sont les communautés et les peuples qui doivent contrôler la production, de rendre locale la production des aliments, de réduire massivement la consommation, particulièrement au Nord, de respecter les droits des populations indigènes et de payer des réparations aux peuples du Sud pour dette climatique et écologique.
Hahnel et ses défenseurs, car il commence à en avoir, n’ignorent rien de cette critique de la marchandisation. Mais ils jugent que les propositions de CAJ sont des vœux pieux et qu’elles sont souvent irréalistes, vides et ne constituent pas un programme sérieux pour lutter contre le réchauffement planétaire. Pire encore : les poursuivre, c’est perdre autant d’énergies qui seraient infiniment mieux utilisées à expliquer et à implanter, via l’ONU, le « plan 350 » amélioré.
Hahnel pense donc qu’il convient de se pincer le nez et d’appuyer cette bourse du carbone bonifiée contre laquelle tant d’autres, à gauche, luttent.

Une question de stratégie militante
La stratégie des programmes dits maximum et minimum, développée au sein de l’Internationale, et qui préconise d’avancer simultanément des revendications maximales et des revendications minimales, des revendications allant dans le sens d’un idéal visé, en même temps que des revendications visant à satisfaire des besoins immédiats, donnerait raison aux seconds. Hahnel soutient que l’idée chère à André Gorz, de « réforme non réformiste » devant miraculeusement mettre fin au système capitaliste tout en améliorant la vie des gens, ne permet pas plus de choisir la bonne stratégie devant le réchauffement planétaire : c’est qu’il n’existe pas de réforme qui soit par essence non réformiste ou plutôt qu’on ne peut en décider à l’avance.
En bout de piste, l’argumentaire de Hahnel est le suivant. Le capitalisme est la source de tous nos maux, y compris le réchauffement planétaire, et il convient de le redire et de l’expliquer. Les marchés sont une calamité et une économie participaliste est infiniment préférable. Mais le consensus scientifique fixe un objectif vital qu’il est impératif d’atteindre et le meilleur moyen de le faire, même s’il est répugnant, doit être mis en œuvre. Faire autrement, au nom d’idéaux vagues, c’est travailler contre cet objectif – et ceux qui le font sont peut-être, risque-t-il, motivés par une recherche de pureté idéologique.

Où je ne conclus pas…
C’est le rôle de qui rédige des textes d’opinion que de donner son opinion. C’est aussi son devoir de reconnaître qu’il n’arrive pas à se la forger quand il demeure indécis.
C’est mon cas dans ce dossier. Je soupçonne ne pas être le seul. Il nous faudra pourtant nous faire une idée. Et vite. Le prochain grand rendez-vous sur le climat est la rencontre de la Conférence plénière des Nations unies sur le réchauffement climatique, qui aura lieu à Mexico du 29 novembre au 10 décembre 2010. Les forces progressistes ne peuvent se payer le luxe d’être désunies et de ne pas y parler de la même voix, en visant les mêmes objectifs, idéalement par les mêmes moyens crédibles. Ce qu’avance Hahnel doit d’ici là être sérieusement médité.
Pour y aider, la discussion entre Hahnel et ses détracteurs qui se poursuit donne lieu à de passionnants échanges, que j’encourage tout le monde à suivre 4.
Normand Baillargeon

1. Voir www.350.org/fr
2. Un exposé très clair en est donné dans le texte suivant, que je suivrai ici et qu’on lira pour approfondir des idées que je ne peux qu’effleurer : Robin Hahnel, A Climate Change Policy Primer : www.zmag.org/zspace/commentaries/4105
Il y a derrière tout cela des débats et des enjeux scientifiques et économiques dans lesquels je n’entre pas ici pour aller rapidement à la question stratégique que tout cela pose.
3. Une autre approche alternative (mais ce qualificatif est contesté), appelée « cap and fade », est avancée par James Hansen. Ce n’est pas le lieu de la décrire ici, mais son créateur l’expose sommairement ici : commondreams.org/view/2009/12/07-4.
Il faut rappeler que Hansen est un climatologue renommé et qu’il a été un des tout premiers à défendre l’idée d’un réchauffement planétaire d’origine humaine. Son ouvrage Storms of My Grandchildren : The Truth About the Coming Climate Catastrophe and Our Last Chance to Save Humanity, est à paraître.
4. On peut le suivre ici : http://ruby.zcommunications.org/znet/zdebatehahnelbond.htm