La fabrique du mensonge

mis en ligne le 30 avril 2015

Le titre de cet article est celui d'un ouvrage de Stéphane Foucart (journaliste scientifique au Monde) paru en 2013 aux Éditions Denoël. Ce livre n'est sans doute pas indemne de quelques approximations ou inexactitudes, mais il a le mérite de revenir sur un événement scandaleux que la presse s'est consciencieusement abstenue de relayer.

L'appel d'Heidelberg
Les années 1980-1990 connaissent une montée en puissance des préoccupations environnementales. Sous la pression d'une dégradation de la situation écologique et d'une opinion qui prétend se mêler de ce qui la regarde (même avec bac -3 !), les politiques commencent à débattre des mesures à prendre pour préserver la biodiversité et lutter contre l'effet de serre, c'est-à-dire envisagent des législations qui menaceraient directement les intérêts des laboratoires pharmaceutiques et des industriels. Et – perspective insupportable pour sa plus grande partie – l'élite scientifique s'inquiète de devoir descendre de son piédestal. C'est précisément à ce moment qu'intervient l'appel d'Heidelberg – aux chefs d'État et de gouvernement (rendu public le 1er juin 1992) à la veille de l'ouverture du premier Sommet de la Terre, à Rio (rien ne sera laissé au hasard). Il faut noter d'ailleurs qu'une partie de la communauté scientifique accusera les signataires de scientisme.
Cette initiative vise clairement à exclure du champ de la science les disciplines émergentes que sont les sciences de l'environnement associées à l'émotion. L'écologie est perçue comme une idéologie politique et non comme une science réelle, et donc accusée de générer des « peurs infondées » et d'introduire l'irrationalité dans les mécanismes de prise de décision. Le géographe Yves Lacoste stigmatise la « nostalgie utopiste ». Comme le souligne Stéphane Foucart, par le biais de cet appel, un quart des prix Nobel alors vivants et des milliers d'autres savants ont été enrôlés à leur insu dans une opération de communication fomentée par les industriels français de l'amiante, rejoints par les cigarettiers américains et sans doute par bien d'autres. Insu pour certains, plein gré pour d'autres, peu importe : l'assimilation entre science et technique, entre recherche et application, le rapprochement entre science, technique et industrie, exprimés sans ambiguïté dans le texte, montrent parfaitement qu'il s'agit d'une officine au service d'intérêts commerciaux.
L'objectif est de semer la confusion, de détourner l'attention, de brouiller la perception de la science, et finalement de retourner celle-ci contre elle-même. Un dirigeant de l'industrie du tabac écrivait dans une note de service : « Notre produit, c'est le doute, car c'est le meilleur moyen de remettre en question "les preuves" ancrées dans l'esprit du grand public. Et aussi parce que du doute naît la controverse » ! En manipulant les mots et leur sens (voir G. Orwell), en truquant, s'il le faut, courbes et graphiques, en finançant des chercheurs prestigieux et des travaux de qualité pour s'acheter une respectabilité, en allumant des contre-feux, en montant des contentieux en épingle, en diffamant des chercheurs, en multipliant les études biaisées (par exemple, sur les faibles doses ou le déterminisme génétique), et surtout en minimisant systématiquement les risques. En martelant sans cesse qu'« il y a beaucoup d'incertitudes » ou que « tous les spécialistes ne sont pas d'accord ». Ainsi enfermés dans des débats interminables, les « responsables » finissent par ne jamais prendre de décision, ou au moins par perdre beaucoup de temps. Or l'obsession des industriels est de s'affranchir des réglementations, de toute entrave légale.

Une offensive tous azimuts
Et ces stratégies concernent de nombreux domaines (où l'on retrouve d'ailleurs souvent les mêmes « experts ») : amiante, tabac, changement climatique, pesticides, mais aussi déchets toxiques, carburants, emballages alimentaires, perturbateurs endocriniens... C'est ainsi que le projet des cigarettiers d'enfermer, grâce à la force de persuasion de la propagande publicitaire, les hommes dans une dépendance chimique afin de les asservir économiquement, apparaît comme un souci de leur bien-être. La cigarette est présentée sous un aspect positif : plaisir procuré, bénéfices sanitaires présumés. La frustration et la culpabilité engendrent du stress ; il est donc primordial que les gros fumeurs, anxio-dépressifs, utilisent le tabac comme une automédication ! Ces escrocs sans scrupule vont jusqu'à qualifier l'interdiction de fumer dans les lieux publics d'« intrusion fascisante » ! On en oublierait presque les cent millions d'individus que la cigarette a tués au cours du XXe siècle, selon les estimations de l'OMS.
C'est ainsi que, alors que le lien est clairement établi depuis longtemps entre le mésothéliome (cancer des voies respiratoires presque exclusivement lié à l'amiante) et la fibre minérale inhalée, les tergiversations du Comité permanent amiante – réunissant des scientifiques corrompus, d'autres ignorants du sujet, des industriels, des syndicalistes, des fonctionnaires – conduiront à retarder à 1997 l'interdiction de la fibre cancérigène, qui devrait causer, selon l'Inserm, environ 100 000 morts prématurés entre 1995 et 2025. Pourquoi en effet aucun épidémiologiste n'a travaillé, en France, sur les effets de l'amiante jusqu'en 1993, alors que sa nocivité à faible dose était déjà bien établie dans les années 1960 ? Craignait-on d'aboutir à un résultat ?
La stratégie est identique avec la disparition des abeilles. Alors que les apiculteurs voient leurs colonies s'effondrer depuis deux décennies environ, principalement dans les zones de grandes cultures agricoles, ce qui coïncide avec l'introduction d'une nouvelle classe d'insecticides, les « néonicotinoïdes » (Cruiser, Gaucho...) qui s'attaquent au système nerveux central des insectes, les « phyto-pharmaciens » vont systématiquement orienter leurs recherches vers les pathogènes naturels, pour faire diversion (prédateurs, parasites, champignons, bactéries, virus). Un détail qui tue : avant 1990, l'attention globale de la communauté scientifique se portait plus sur les pesticides que sur les acariens ; ensuite, curieusement, le phénomène s'inverse. Quoi de plus facile, pour occulter l'évidence, que de diluer un problème en accordant aux autres une importance disproportionnée ? La science, c'est quand on trouve les résultats qu'on cherche !

Pour une lucidité sans complaisance
Bien entendu, la malhonnêteté intellectuelle n'est pas l'apanage d'une seule idéologie, d'une seule sensibilité politique, d'une seule perception du monde. Des ONG impliquées dans le domaine de l'écologie, des chercheurs soucieux des atteintes à la biosphère ont pu se livrer à quelques contorsions avec la réalité pour défendre leur cause. On le sait aussi, les méthodes du GIEC sont loin d'être au-dessus de tout soupçon (ce qui ne change d'ailleurs rien quant à la menace d'un dérèglement climatique). Mais les impostures commises par leurs adversaires sont sans commune mesure. Parce que les lobbies du pétrole, de la chimie, de la pharmacie, de l'agroalimentaire disposent de moyens financiers et de ressources autrement considérables. Ce qui leur permet de propager leur discours pseudo-scientifique à l'aide de nombreux outils : séminaires, conférences, tribunes, blogs, livres grand public... Et avec l'appui indéfectible de la presse la plus influente, fidèle courroie de transmission des enjeux de pouvoir et des intérêts économiques. Et parfois même avec des appuis plus surprenants : ainsi, évoqué par S. Foucard, le « lien univoque et indéfectible entre la rationalité et le soutien enthousiaste pour les biotechnologies » entretenu par l'AFIS, émanant de l'Union rationaliste ! On pourrait aussi s'étendre sur les points de vue scandaleux de l'Académie des sciences qui, après les affaires de l'amiante et de la dioxine, se prononce en faveur des OGM, minimise les influences délétères de la télévision, d'Internet ou des jeux vidéo sur le développement intellectuel, la sociabilité et la santé de l'enfant, ou encore ménage les intérêts des filières du nucléaire et du pétrole en s'exprimant sur la transition énergétique.
Décidément, les rapports entre « science » et industrie sont des plus affectueux... ou intéressés. C'est bien l'industriel qui choisit et rémunère le laboratoire privé qui réalise ses tests toxicologiques ; par conséquent, seuls les résultats qui lui conviennent seront retenus. Parce que les implications commerciales déterminent les opinions « scientifiques ». Comme le note encore, S. Foucart, « toutes les sciences qui, d'une manière ou d'une autre, suggèrent la fragilité de l'homme et de la biosphère face au système technique doivent être attaquées et ramenées au rang de mauvaise science (junk science en anglais), par opposition à la science solide ».
Affirmer que la collaboration du capitalisme et de l'État ignore, nie les conséquences humaines, sociales, culturelles, écologiques de ses innovations, qu'elle refuse de comprendre que la « crise » compte parmi ses principales causes la trop forte pression exercée par les hommes sur leurs milieux de vie, ne suffit pas. Dans Requiem pour l'espèce humaine, Clive Hamilton écrit : « Lorsque des faits sont très alarmants, il est plus facile de les réinterpréter ou de les ignorer que de les regarder en face », exprimant ainsi une forte résistance psychologique aux avertissements. Pour ne pas poursuivre le caractère « insoutenable » de notre « développement », le préalable est que les « travailleurs » sortent de l'effet anesthésiant des propos rassurants, de la fascination devant le clinquant de la civilisation thermo-industrielle, du mirage de la technique, du piège du productivisme, de l'illusion de la croissance. Bref, qu'ils « décolonisent leur imaginaire ». On ne résoudra décidément pas le problème actuel avec les schémas de pensée qui l'ont engendré. Et si, finalement, les écolo-sceptiques étaient les vrais idiots utiles du capitalisme !