Cinéma et engagements politiques aujourd’hui

mis en ligne le 23 avril 2015
Lorsque l'on rencontre pour la première fois Carmen Castillo, son calme, sa voix, sa pensée toute en lucidité et ses questionnements en devenir, son parcours personnel fait d'engagements et de douleurs, bref, sa présence, sont marquants. Son dernier film lui ressemble. Nous l'avions laissée au cinéma avec un film admirable, Rue Santa Fé (2007), où elle racontait sa vie et convoquait les fantômes de son passé, ces personnes et ces engagements politiques aujourd'hui disparus, parfois tragiquement. Ce film est à la fois un bilan et des réflexions à voix haute sur le sens, la nature et les limites de son action politique qui lui fit connaître bien des contrées alors en ébullition, du Chili à l'Europe des années 1970.
Elle revient aujourd'hui au cinéma –même si elle a réalisé des films pour la télévision – avec un film intitulé On est vivants. À partir de sa propre quête sur le sens et le devenir de la lutte politique aujourd'hui, la réalisatrice franco-chilienne, historienne de formation, rend hommage dans ce film choral à un ami disparu en janvier 2010, Daniel Bensaïd.
Pour les lecteurs du Monde libertaire, c'est un nom sans doute méconnu. Ce militant de toujours fut militant et artisan par exemple de la création de la LCR puis du NPA, et il était l'auteur de nombreux ouvrages de philosophie politique. Ayant fait un bilan irrémédiablement négatif de la lutte armée à partir de sa propre expérience, il accompagna son époque en interrogeant les mythes devenus figés autant que mortifères d'une certaine révolution et d'une histoire écrites d'avance.
La réalisatrice est donc partie à la rencontre des hommes et des femmes qui, aujourd'hui, donnent encore sens à l'action collective et politique, et apportent des éléments de réponses aux questions obsédantes que se pose Carmen Castillo, en résonnance avec l'héritage de D. Bensaïd qui écrivait : « Changer le monde apparaît comme un but non moins urgent et nécessaire, mais autrement plus difficile que nous ne l'avions imaginé. »
Elle est allée à la rencontre d'activistes anonymes pour la plupart, qui soulevèrent des montagnes à partir de volontés d'hommes et de femmes en rebellion contre l'injustice, la misère et la soumission. Des zapatistes aux humbles activistes de Cochabamba et d'El Alto (Bolivie), des paysans sans terres du Parana (Brésil) au Mouvement des sans-terres urbains de Sao Paulo ; des femmes déterminées qui s'insurgent dans les quartiers Nord de Marseille, aux activistes du DAL qui occupent des locaux spéculatifs vacants, jusqu'aux syndicalistes de Saint-Nazaire... tous et toutes parlent d'eux, donc de nous.
Les femmes de Cochabamba, qui ont gagné la guerre de l'eau en 2000, disent qu'elles allaient à la guerre contre une multinationale, mais fortes de leurs nouveaux liens solidaires, devenus indéfectibles. Lucia, à Sao Paulo, explique : « Nous avons eu la démocratie, l'assemblée constituante, le vote direct, mais après ? Qu'est ce qu'on fait de tout çà ? » Souhill, à Paris, raconte comment il a touché le fond dans sa vie, mais que, maintenant, il se lève le matin en étant fier de donner son temps et son enthousiasme à ses camarades mal logés. Fabien, le syndicaliste, en conclusion, explique qu'à se battre collectivement on y gagne une colonne vertébrale, pour bien rester debout.
Bien entendu, la réalisatrice ne nous livre pas de réponse unique et définitive ; mais en donnant à voir des visages de lutteurs et de lutteuses d'aujourd'hui, de leur quête du sens de la vie qui se confond avec les combats menés ici et ailleurs, elle parle de tous ceux et toutes celles qui persistent à rester debout, malgré un siècle nouveau qui commence dans l'obscurité. En ce sens, On est vivants parle aussi de nous, libertaires, qui partageons les mêmes difficultés à penser nos luttes du présent dans une perspective émancipatrice renouvelée qui soit lisible par un nombre significatif de personnes. Le film aurait d'ailleurs gagné en force à se décloisonner de la seule culture politique de la réalisatrice et de son ami décédé : ces questionnements sont bien plus systémiques. Et donner la parole à des cultures politiques souvent dédaignées voire opprimées par les certitudes des « vrais » révolutionnaires d'antan, aurait peut-être permis d'entériner que le présent doit se défaire d'un certain passé pour émerger franchement. Ce film raconte les engagements d'aujourd'hui qui se bâtissent sur un champs de ruines du point de vue émancipateur. Il est salutaire. « Il faut donc lutter, au moins pour s'épargner la honte de ne pas avoir essayé. Le doute porte sur la possibilité de parvenir à changer le cours du monde, mais non sur la nécessité de le tenter... » (D. Bensaïd).