Max Nettlau : itinéraire d’un historien anarchiste

mis en ligne le 22 janvier 2015
Peu après la mort de Nettlau, en 1945, son vieil ami Rudolf Rocker, réfugié aux États-Unis, entreprit la rédaction d’un ouvrage sur sa vie et son œuvre. Il avait conservé des lettres, des notes, il avait accès à quelques riches collections, et mit quelque six mois à rédiger un livre – qui ne parut en allemand qu’en 1978. Entre-temps étaient parues une traduction en espagnol, assez fautive, puis une autre en suédois.
L’œuvre de Nettlau, indispensable pour l’histoire de l’anarchisme jusqu’en 1918 au moins, est difficile d’accès : sa biographie de Bakounine, jamais éditée, doit être complétée par des volumes de notes, certaines en sténographie ; sa grande Histoire de l’anarchisme n’a pas encore été publiée en entier (et le résumé en français, traduit de l’italien lui-même traduit de l’espagnol, est un concentré de fautes et de coquilles, hélas). La biographie de Malatesta, revue pour l’édition en anglais, a été tailladée par l’éditeur ; celle de Reclus est plus complète en espagnol qu’en allemand… Même si l’énorme fonds de correspondance, de notes et de manuscrits conservé à l’Institut d’histoire sociale d’Amsterdam est désormais accessible en ligne (42 mètres linéaires, près de 4 000 dossiers numérisés, sans compter les lettres de Nettlau qui se trouvent dans d’autres fonds !), il faut lire l’allemand et quelques autres langues, et déchiffrer gribouillages et manuscrits sans pitié pour les yeux.
Nettlau est un historien atypique. Il s’est intéressé presque exclusivement à l’histoire des idées des anarchistes, bien moins au mouvement et aux organisations, encore moins au contexte dans lequel vivaient les hommes et les femmes dont il parle. Il accumule les informations, les citations, les détails. « Le travail de l’historien ne connaît pas de fin, écrit-il à Rocker. Des détails sans importance aux yeux de quatre-vingt-dix-neuf individus sur cent sont justement les plus significatifs au regard du centième, et c’est cela qui importe » (p. 43), parce que ces détails « jusqu’ici éloignés les uns des autres semblent soudain s’emboîter les uns dans les autres pour former une certitude nouvelle » (p. 110). Il va voir tous les militants, tous les témoins qu’il peut trouver en Europe, leur écrit, prend des notes en masse et souvent dans sa sténographie particulière, conserve le moindre bout de papier, ne cesse de compléter et de corriger. Mais il laisse à la lectrice la tâche d’emboîter entre eux ces détails innombrables.
Rocker connaissait Nettlau, son aîné de moins de dix ans, depuis le congrès international socialiste de Londres en 1896, et pendant quarante ans ils se fréquentèrent régulièrement, à Londres, à Berlin. Le premier est un organisateur, un acteur du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste, mais il écrit aussi des livres historiques et déniche des manuscrits pour son ami ; celui-ci un observateur : il raconte que de sa vie il n’a été élu que dans un seul comité (à Londres en 1890) et n’a donné que quatre conférences dans sa vie.
Ses livres sont difficiles d’accès ; des éditions comportant appareils de notes et index sont parues depuis quelques années en Allemagne, ce qui est vraiment utile aux chercheuses. Les traduire n’en ferait pas nécessairement des objets lisibles.
Mais pour la traduction de cette biographie intellectuelle, Martine Rémon s’est attelée avec intelligence et persévérance à une tâche qui semblait surhumaine. Elle a pris le parti de conserver le texte tel quel, y adjoignant quelques notes discrètes, et le faisant précéder de brèves biographies ainsi que de la belle préface à l’édition allemande par Rudolf de Jong. Et des débuts de la traduction à l’ouvrage que j’ai entre les mains, le chemin semble avoir été fort long : il y a plus de dix ans qu’il était annoncé ! Le mettre à jour en y incluant l’état actuel des connaissances au sujet de Nettlau serait adapté à une thèse universitaire, pas à une traduction.
Si vous n’êtes pas trop féru d’érudition, glissez sur la première partie. C’est un inventaire des travaux historiques de Nettlau, fidèle au texte imprimé d’origine qui n’est pas exempt d’erreurs et d’approximations. Ensuite, la vie prend le dessus, les débats d’idées, les polémiques, les amitiés. Puis les souvenirs en première personne de Rocker, les lettres adressées par Nettlau à lui-même et à d’autres, les récits de tiers, ce qui est la chair et l’esprit de la tribu anarchiste.