"L’Écho des pas" : mémoires de Juan García Oliver

mis en ligne le 18 décembre 2014
Des milliers d’anarchosyndicalistes ont participé à l’histoire de la Confédération nationale du travail (CNT) d’Espagne jusqu’à l’exil en 1939, mais quels sont ceux qui ont pu écrire leurs mémoires avec l’assurance de les voir publiées ? Seuls les plus connus et pas forcément les meilleurs. C’est ainsi que nous avons une poignée d’œuvres, qui s’opposent parfois, en donnant une vision insuffisante de l’anarcho-syndicalisme. Et, cependant, nous pouvons dire, tout comme dans la culture africaine, que, dans chaque grand-père, dans chaque militant qui meurt, sans avoir légué ses mémoires, il y a une partie de l’histoire qui est détruite…
Avec García Oliver, qui a occupé dans la CNT une place au moins aussi prépondérante que celle de Durruti, ce n’est pas une voie qui s’ouvre, c’est une autoroute. Par conséquent son témoignage est capital, en dépit de son autocontemplation et de son ton virulent contre les nombreuses personnes qui lui étaient antipathiques. García Oliver a écrit seul, en feignant ignorer les œuvres des historiens et de ses propres camarades, et le résultat est un règlement de comptes personnel qui déséquilibre le texte. L’auteur semble convaincu de ses dons d’analyse politique – et cela a dû être souvent le cas –, mais à première vue son livre tombe dans le discours creux du professeur qui fait son baratin devant Durruti, Ascaso, les conseillers soviétiques qui l’écoutent bouche bée en préparant la défense de Madrid, etc. Et il se définit comme un voyant (p. 199, 567), qui paraît fustiger les élèves dissipés (la militance).
À la seconde lecture, on voit que García Oliver représente la mentalité typique du leader anarchosyndicaliste ou simplement anarchiste. Il commence par diffuser la pratique cénétiste et il ne semble pas faux que Pestaña et Peiró (grands dirigeants cénétistes en Catalogne) aient demandé d’organiser un groupe de camarades pour liquider Martínez Anido et d’autres hommes de main de l’organisation patronale catalane recrutés pour assassiner des syndicalistes actifs de la CNT. Il fallait protéger les camarades et abattre les ennemis les plus dangereux. C’est dans ce but que le groupe Nosotros [Nous] se forma avec Durruti, Ascaso, Jover et d’autres compagnons. On leur doit des exploits pour la défense des intérêts de la classe ouvrière contre des oppresseurs. Il existe un extrait filmé d’un discours de García Oliver en 1937 dans lequel, en référence à ces actes d’action directe particulière, on entend « Nous étions les meilleurs hommes armés (pistoleros) ». Mais, si Pestaña et Peiró abandonnèrent cette tactique en 1923, Nosotros la continua.
Pour être plus explicite, la justification de García Oliver se fondait sur la plateforme de 1926-27 de certains camarades russes qui semblaient vouloir adopter l’autoritarisme bolchevique. Archinov et son groupe tentèrent de tirer les enseignements de leur participation à la révolution russe, en élaborant une plateforme qui prétendait en substance que les anarchistes devaient abandonner la prétention d’être des révolutionnaires ou bien devaient « s’organiser de manière que la direction révolutionnaire soit exercée depuis le début et poursuivie jusqu’à l’élimination totale de toutes les causes d’injustice sociale ». (p. 93).
Ainsi García Oliver déclare, en 1931, qu’il faut se lancer dans la révolution sans attendre, et que le groupe appelé les trentistes la reporte à des dates « complètement absurdes », à deux ans ou plus (p. 136). En pleine crise économique mondiale, cette opinion était certainement plus judicieuse que de suivre la charrette républicaine, si lente à réformer, si rapide à réprimer.
Mais en décembre 1933 García Oliver s’oppose à la tentative armée de communisme libertaire prônée par Durruti et Ascaso et la fédération régionale aragonaise, alors qu’il avait été d’accord pour une précédente en janvier de la même année. Et tout cela sans qu’aucun de ces leaders n’ait été membre de la FAI. Paradoxalement, les insurrections préparées par le groupe Los Solidarios (ex-Nosotros) en janvier 1933, puis en décembre de la même année, étaient adoptées par la FAI. Cette dernière fournissait donc les militants qui combattaient ; elle apparaissait comme l’instigatrice de cette tactique, et pourtant elle n’avait pas le contrôle sur les décisions de Durruti, García Oliver, etc. Lorsque la FAI voulut exprimer ses critiques, García Oliver et ses camarades rétorquèrent que, ne faisant pas partie de la FAI, ils n’avaient pas à répondre. (pp.142-144).
En fait, si les trentistes manœuvraient la CNT pour l’orienter vers des partis bourgeois prétendument progressistes, García Oliver et ses camarades poussaient la CNT vers une autre voie et il me semble que ni les uns ni les autres ne faisaient appel à la base. Et ils se rabibochèrent en un tournemain quelques mois avant le congrès de Saragosse en mai 1936. Et il est notoire que tous les grands dirigeants anarchosyndicalistes, grisés par le pouvoir, étaient d’accord sur le marchandage politique durant la guerre, en méprisant la base.
García Oliver, quant à lui, fait une analyse où il ne voit pas de similitudes entre un PC et une confédération anarchosyndicaliste dirigée de haut en bas :
« N’oublions pas que la mécanique de notre Organisation ne ressemble pas à celle d’un parti politique comme le Parti communiste par exemple, qui est monolithique. La composition hétérogène de notre Organisation fait qu’on est toujours entre doutes et hésitations. C’est pourquoi elle a toujours été dirigée en réalité par un groupe plus ou moins nombreux. C’est dans ce but que s’étaient constitués les “Trente”. Nous avons aussi essayé avec le groupe Nosotros. » […] (p. 200)
Au congrès de la CNT en mai 1936, García Oliver affirmait qu’il était l’artisan de la réunification mais que son projet d’armée n’avait pas été adopté à cause du travail de sape, d’embrouille de Federica Montseny, Miró et compagnie. On peut remarquer au passage que, d’après les textes publiés par Antonio Elorza dans la revue Revista del Trabajo, n° 32, les projets pour le congrès de Saragosse des syndicats de Santillán et de García Oliver n’étaient guère différents, en particulier sur la question militaire (on lit le contraire pp. 240-241).
Après les journées de combat de juillet à Barcelone (la victoire étant due selon García Oliver à l’organisation qu’il avait préparée) il y eut un plenum de fédérations locales et municipales le 23 juillet 1936 (pp.182, 194 et suivantes). García Oliver et la fédération municipale du Bas Llobregat proposèrent de tout prendre en main (ir a por todo) mais la quasi-totalité des représentants s’y opposa. Très honnêtement García Oliver se demande pourquoi et il paraît suggérer deux explications : a) l’ignorance de l’anarchisme ; b) l’activité de groupes divergents, de Federica Montseny et d’autres personnes. En fait, le problème de fond est, une fois de plus, que la base ne fut pas consultée. Les délégués prirent une décision sans en référer à personne. On entamait le processus des délégués qui se réunissaient sans avoir le temps matériel de consulter leur base qui était en pleine création sur leurs lieux de travail ou volontaire sur les fronts. García Oliver, si donneur de leçons, ne semble pas avoir pensé à une consultation des militants dispersés ; le Comité des milices aurait pu servir en partie à cela. Par contre, les notables se mettaient à décréter, parfois sans rime ni raison, et à vouloir imposer leur discipline.
Autrement dit, la base n’avait guère d’importance pour les hautes sphères syndicales. Mais chaque fédération locale appliquait à sa manière ce que les notables de service voulaient qu’elles fassent. Et c’est grâce à cette souplesse locale que le communisme libertaire a été réalisé, alors que personne ne l’exaltait à la tête de la CNT-FAI pendant ces jours de juillet 1936.
Pour García Oliver, c’est différent. C’était sa présence au Comité des milices qui avait lancé les collectivisations (!) (pp. 215, 288). Qui plus est, en partant de Barcelone pour se rendre à son ministère à Madrid en novembre 1936, il déclarait : « Moi hors d’ici, toutes les amarres sauteront et ce sera très vite le chaos dans toute la Catalogne. » (p. 299) On va voir, plus loin, comment García Oliver s’est conduit en incapable en mai 1937.
Comme dans les livres Por qué perdimos la guerra de Santillán Durruti, d’Abel Paz, etc., chacun a un plan anarchiste pour prendre l’or de la Banque d’Espagne (une quantité astronomique à l’époque) et acquérir les armes qui manquaient par la faute d’autres cénétistes. García Oliver a également son idée d’appropriation dès le 23 ou le 24 juillet 1936, mais le frein vient de Durruti (le grand incapable, d’après García Oliver), et si l’or se retrouve à Moscou, c’est la faute à Cipriano Mera (p. 326).
Mais c’est sur le problème militaire que García Oliver est clair. S’il parle de guérilla c’est pour mieux critiquer Durruti (p. 278), son idée c’est l’armée populaire supérieure, formée de masses ouvrières, de gardes civils et de gardes d’assaut, qui aurait des officiers formés dans une école militaire d’un genre nouveau (pp. 231, 302). La guérilla a été la grande découverte de García Oliver, fin 1937 (p. 483 et suivantes). Pourtant, l’Andalou Maroto la menait déjà depuis la fin de 1936, avant que les communistes l’aient emprisonné, sans que le ministre de la Justice ­– García Oliver lui-même – ait fait grand chose pour le protéger. On peut voir au passage que l’entrée de García Oliver dans son ministère semble provenir d’une demande de Federica Montseny, pp. 299-300 (s’ils étaient si fâchés, pourquoi étaient-ils si souvent ensemble ?).
García Oliver nous dit avec sincérité, en adoptant une vision propre à sa fonction, que, quand on est ministre, il faut s’habiller comme il faut et pas en bleu de travail comme à Barcelone (p. 323). Bakounine avait écrit « les hommes ne font pas les positions, ce sont les positions, au contraire, qui font les hommes » (voir la brochure Discussion avec Bakounine). Orwell, dans Hommage à la Catalogne, attribuait le tutoiement et l’abandon des tenues de l’élégance imposées par les classes élevées à un signe révolutionnaire. Notre auteur avait franchi le pas vers le pouvoir. La naïveté de García Oliver est sidérante, jusqu’à arborer ses préjugés anti-andalous (p. 396) et anti-gitans ; Vázquez, secrétaire général de la CNT, (p. 467) est traité de « flagorneur », au lieu de « gitan » en castillan, ce qui n’efface pas le mépris, de même que « embrouille » pour « gitanerie » (p. 523). Par contre, son jugement sur Jaime Balius, prétendu tête pensante libertaire dont les écrits sont souvent franchement léninistes, – qu’il cherchait surtout à noircir, puisque sa vie était atroce – me semble pertinent (pp. 414, 438).
Jamais un ministre anarchiste n’a été aussi tranchant dans ses mémoires : « Avec Galarza [ministre de l’Intérieur antilibertaire] nous fîmes des efforts conjoints pour éteindre le feu, avec d’excellents résultats. » (p. 409, en référence à l’attaque communiste contre les collectivistes de Vilanesa). « Ce qui importait était d’éteindre ce brasier. » (p. 414, sur Mai 1937).
Durant les affrontements entre les forces catalanistes bourgeoises et communistes, d’un côté, et celles de la rue qui étaient principalement des travailleurs de la CNT et du Parti ouvrier d’unification marxiste, parfaitement léniniste mais opposé à Moscou et à Trotski, notre auteur prononça un discours radiodiffusé dont voici un extrait :
« Et maintenant, pour ma part, sous le poids de la responsabilité que je vis, je déclare que les gardes [civils défenseurs des bourgeois catalanistes procommunistes, note de Frank Mintz], qui sont morts aujourd’hui, sont pour moi des frères. Je m’incline devant eux et les embrasse. Les antifascistes qui sont morts, les anarchistes qui sont morts, pour moi sont des frères : je m’incline devant eux et les embrasse. Les socialistes qui sont morts, pour moi sont des frères. Oui, après avoir dit cela, je dois ajouter : tous ceux qui sont morts aujourd’hui sont mes frères, je m’incline devant eux et je les embrasse. Ce sont des victimes de la lutte antifasciste et je les embrasse tous de la même manière. » (p. 422)
Une pareille hypocrisie ne pouvait pas éteindre ce brasier mais le stimulait. García Oliver, le voyant, l’homme supérieur, réinventait les jérémiades lénifiantes, creuses, destinées à réunir les bourreaux et les victimes, des bonimenteurs politiques qui craignent de perdre leur parcelle de pouvoir.
Le comble a sans doute été la création d’un comité exécutif disposant de toutes ces facultés pour faire et défaire, avec pour mission la contention de la panique et du chaos, même si cela devait contrevenir aux principes de l’anarchisme (p. 502) en avril 1938, avec le groupe de Montseny, Santillán, Miró.
García Oliver est moins clair sur la mort de José Antonio Primo de Rivera – fondateur de la Phalange (p. 342) – présentée comme étant acceptée par tous les ministres. On dit pourtant que ce fut une décision expresse de García Oliver. Si c’est le cas, c’est à n’en pas douter une des meilleures initiatives de notre auteur. Face à José Antonio, cet admirateur de Mussolini, dont les partisans assoiffés et couverts du sang des « rouges » courtisaient les nazis, la peine de mort était une évidence morale et rationnelle. De leur côté, les républicains tergiversaient, comme toujours, sauf quand il fallait réprimer les travailleurs.
Sur la mort de Durruti (pp. 346-347), García Oliver écrit clairement, mais son ton vaniteux, supérieur, réduisant tous les camarades à de piètres figurants, frôle l’insupportable. Une camarade aragonaise d’Alcampel qui vivait à Barcelone avec son compagnon dans les années 1930 me disait que García Oliver s’était réfugié quelques fois chez elle et qu’il était simple et gentil. C’est sûrement exact. Mais avec le temps, l’attitude fraternelle s’est ternie, affadie. García Oliver est bien modeste sur son rôle contre la mise en pratique du communisme libertaire, comme dans le cas de la branche des métiers du bois de Barcelone. Marcos Alcón – une des rares personnes citées dans le livre qui ne soit pas égratignée – , l’évoque dans Enseignement de la révolution espagnole de Vernon Richard (p. 164, éd. Acratie, 1997).
Quoi qu’il en soit, il faut se féliciter de la franchise tardive de García Oliver. Elle nous restitue la personnalité d’un notable de la CNT-FAI, capable de lancer des consignes en faveur de gouvernements avec le PC en 1944. Il faut lire ce livre pour savoir comprendre ce que la grandiloquence occulte.
Il aurait été bon de reprendre l’index des noms de plus de dix pages de l’édition castillane pour faciliter la recherche de tous les jugements de l’auteur sur les multiples personnages qu’il a connus. Un-tiré-à part pour une somme modique serait des plus utiles.

Frank Mintz