Construire une autodéfense sociale efficace

mis en ligne le 4 décembre 2014
1757JusticeLe meurtre récent de Rémi Fraisse, la gestion médiatique et la répression des contestations qui ont suivi continuent de susciter indignation et révolte. L’attitude de l’État vis-à-vis de ce meurtre dont il est responsable est lourde de sens et nous oblige, nous anarchistes, à rappeler quelques fondamentaux sur la violence d’État. D’une part, pour ne pas soutenir la propagande qui voudrait comparer des violences qui n’ont ni les mêmes causes ni les mêmes effets, d’autre part pour esquisser des propositions d’actions collectives qui puissent ne pas se jeter dans la répression habile de l’État et ainsi construire une autodéfense efficace.

Violence sociale, violence de classe
Il est évident que, si l’on veut parler de violence sociale, il faut d’abord s’intéresser à celle du pouvoir, car c’est lui qui la fixe et la réglemente contre le peuple. En outre, c’est la violence du pouvoir qui entraîne toutes les autres violences sociales. Cette violence se caractérise dans le quotidien du plus grand nombre : travail précaire, salaires misérables, chômage, une instruction sans moyens, lien social détruit par les projets urbains, solidarité enrayée par la propagande individualiste du pouvoir. Peu importe à quel niveau nous vivons ces oppressions quotidiennes, nous formons du fait de cette oppression la classe dominée. Violence donc de classe, pensée par et pour la classe dominante afin de protéger son vol quotidien de nos richesses. Pour que cette oppression de la minorité sur la majorité puisse se faire, l’État et le pouvoir ont besoin d’outils de propagande et de répression. La propagande d’État consiste toujours à diviser ceux qu’il exploite lui-même, pour empêcher à la source toute contestation. La répression quant à elle se manifeste dès lors que la propagande ne suffit plus, c’est-à-dire quand une partie des exploités rompt plus ou moins fortement avec l’oppression qu’on lui applique.

Violence révolutionnaire
Lorsque les exploités décident, d’une manière ou d’une autre, de rompre avec leur exploitation, il s’agit d’une violence révolutionnaire qui naît de la volonté d’abolir la première. C’est à ce niveau que les deux classes sociales – dominante contre dominée – rentrent en conflit du fait de leurs intérêts antagoniques et ouvrent ainsi le théâtre de la lutte des classes. La violence révolutionnaire, ce n’est donc pas une violence en soi, sur le plan éthique. C’est une violence contre le pouvoir de l’État et du capitalisme et une tentative de libération des opprimés. Il n’y a donc pas de forme spécifique à cette violence et, le plus souvent, elle n’a rien à voir avec la violence physique.
La prise en charge de cette violence par les opprimés eux-mêmes a conduit depuis l’avènement du capitalisme à la construction de structures (organisations révolutionnaires et syndicats principalement) permettant de la soutenir et de la rendre plus forte, plus efficace. Il s’agit d’organiser les violences révolutionnaires pour que, cessant d’être des manifestations éparses de la lutte des classes, elles deviennent des mouvements populaires massifs capables de construire une autonomie durable vis-à-vis de l’État et du capitalisme, et donc en définitive de provoquer leur chute. Chaque lutte sociale fait partie de ce processus et chacune d’entre elles est une défaite potentielle pour le pouvoir. Ce dernier a donc recourt à ses outils répressifs pour faire taire ces luttes : la deuxième violence du pouvoir apparaît.

Violence répressive
Nous l’avons dit, le pouvoir se sert aussi bien de sa propagande que de la répression. En fait, la division par l’État de ceux qui doivent se battre contre lui est une sorte de violence préventive. Quand elle ne suffit pas, la violence purement répressive et donc physique survient, organisée et menée par la police, la gendarmerie ainsi qu’une multitude de milices de sûretés (dans les transports, dans certains quartiers, des agents de sécurité privée). Dans le cadre des luttes sociales, cette violence répressive n’a pas nécessairement pour but d’écraser la contestation, mais de la contenir assez pour la laisser s’essouffler. Selon le caractère et les revendications des luttes, la répression est plus ou moins forte, mais elle reste physique. Dans ce domaine, la police et la gendarmerie sont évidemment bien plus équipées et entraînées que ne peuvent l’être les opprimés. Cette supériorité est la raison pour laquelle toute violence dans le cadre d’une lutte est avant tout le fait de la répression. Réagir à cette répression, la combattre, l’empêcher est une obligation pour la victoire des luttes sociales. Il ne s’agit plus de violence révolutionnaire, mais d’un simple acte d’autodéfense.

Les formes de l’autodéfense
Quelle que soit la façon dont l’autodéfense des luttes sociales se manifeste, elle reste calibrée sur le niveau de répression fixé par le pouvoir. Les formes de l’autodéfense sont donc des éléments tactiques qui ne peuvent être laissés à la spontanéité d’un mouvement social. Il est nécessaire de penser collectivement l’autodéfense pour lui donner des formes pertinentes et efficaces. Le « niveau de violence » de l’autodéfense importe peu tant qu’il assure la protection du mouvement social. Il faut donc veiller à ce qu’une légitime autodéfense ne soit pas au final vecteur d’encore plus de répression. On comprendra donc aussi bien l’importance de l’autodéfense comme principe politique que la difficulté de la mettre en place de façon victorieuse.
Cette autodéfense, particulièrement lorsqu’elle s’exprime dans des manifestations par un affrontement – même minime – avec les forces de l’ordre est déformée par le pouvoir comme la violence principale. Dans la langue de l’État et du capital, l’autodéfense des exploités constitue la principale violence sociale qui vient mettre en danger l’ordre public – ce même ordre qui constitue en réalité la première et la plus forte de toutes les violences sociales. Ainsi, comme nous l’avons vu récemment (dans les ZAD du Testet ou de Notre-Dame-des-Landes), le pouvoir institue une division factice entre violents et non-violents, dans le but de diviser les protestations sur leurs tactiques plutôt que sur leurs revendications.

Violence et non-violence : division digérée ?
Avant de voir comment dépasser cette division instituée par le pouvoir lui-même, voyons pourquoi elle n’a pas de sens. Nous l’avons dit, rompre avec la domination du pouvoir constitue une violence en soi. Ainsi, que cette violence s’exprime par des actions pacifiques ou brutales, la cause reste la même et il s’agit pour le pouvoir d’une violence à son encontre. Plus même, la cohabitation au sein d’un mouvement de multiples formes d’actions réunies au sein d’un même objectif accentue la violence faite au pouvoir en l’obligeant à mesurer sa répression en fonction des actions, ce qui complique la logistique des forces de l’ordre ainsi que le traitement médiatique.
Cependant, ce que nous observons actuellement, c’est que la fracture entre soi-disant violents et non-violents semble trop souvent digérée. Et pour cause : le pouvoir n’a même plus besoin d’utiliser cette propagande puisqu’au sein des mouvements (au Testet comme à NDDL, mais également lors du mouvement contre la réforme des retraites en 2010) la division s’opère directement. Le plus souvent, ce sont lesdits non-violents qui provoquent cette division, et le plus souvent également lesdits violents se replient sur leurs pratiques et tentent de les imposer au mouvement entier. En réalité, l’attitude obtus des deux camps résulte d’une digestion entière de la division et pas d’une opposition de fond entre les pratiques.
Sur le fond, les non-violents enclins à dénoncer les violents font le jeu du pouvoir en premier. Ils oublient la violence institutionnelle mère de toutes les autres ou en tout la renvoient sur le même plan que les tactiques violentes. Rappelons donc que la désobéissance civile comme la pratique de l’émeute sont des actes de violence en soi contre le pouvoir et également d’autodéfense. Il s’agit de définir collectivement au sein du mouvement, en fonction du niveau de répression, le niveau offensif des actions et de l’autodéfense.
Cette définition collective de la diversité des formes d’actions, c’est ce qu’on appelle la diversité tactique, et c’est précisément ce principe qui doit guider nos modes d’actions, afin que nos tactiques qui sont autant de doigts forment un poing solide contre le pouvoir.

Paul
Groupe Regard noir de la Fédération anarchiste