L’empire des caniveaux

mis en ligne le 6 novembre 2014
En Amérique, tout est à vendre. Si, si. Même les caniveaux. Même les micro-espaces entre deux maisons trop proches l’une de l’autre pour que l’on puisse en tirer une rue. Même ces autres sous-espaces coincés entre bâtiments et voirie, inaccessibles ou si laids, si mal fichus, si mal posés, que personne ne pourrait y habiter ou y travailler ou leur trouver une quelconque utilité : 43 cm de large sur 88 m de long. Un mètre 12, puis 1 m 36, puis 52 cm, puis 14 cm de large sur 7 m de long, etc. Ces déchirures de ville, ces lambeaux de territoire, ces haillons urbains sont pourtant régulièrement mis en vente, aux enchères croiriez-vous, par certaines villes des États-Unis. New York entre autres, mégalopole largement pourvue en espaces tératologiques. La chose, déjà surprenante, appelle aussitôt une question brûlante : qui donc achète ? On peut comprendre certaines transactions lors de travaux, d’aménagements, mais il semble qu’il existe aussi des acheteurs qui n’achètent que pour l’honneur et le bonheur de s’accorder à eux-mêmes le réconfortant titre de propriétaire.

Tranches de tranches
Dans les années 1970, un artiste, Gordon Matta-Clark (la lectrice avisée soupçonne, à raison, qu’il s’agit du fils du peintre Matta), eut l’amusante idée d’en acheter une bonne quinzaine. Sa bourse n’en souffrit guère, il déboursa entre cinq et cinquante dollars par lot. Mauvaise affaire a priori puisque le fisc américain lui demanda par la suite de s’acquitter des taxes foncières correspondantes ! Il en eut bien pour dix dollars par an. J’ignore si les quelques visites qu’il organisa de ses lambeaux de domaine furent payantes : il aurait alors gagné de l’argent. En tout cas, Matta-Clark put monter une exposition, vendre photos et vidéos, et faire l’objet d’un livre. On parla de lui en France, lorsqu’à l’occasion de l’édification du Centre Pompidou, et donc de la démolition des immeubles du plateau Beaubourg, il trancha dans une façade, une taillade en forme conique. Matta-Clark s’était fait connaître en tranchant. Des maisons, des appartements. À coups de scie et de marteau-piqueur. Il était assez logique que de la tranche physique, bétonovore, il passe à la tranche foncière, bétonophage, qu’il se fasse propriétaire de propriétés taillant dans l’espace sans propriétaire privé des tranchées bordant des propriétés privées (c’est compliqué, parfois, l’art moderne).
Réflexions amères sur les coupes claires opérées dans le tissu de la liberté
Bien entendu, l’exposition ne se contentait pas d’exhiber photos et vidéos de ces espaces sabrés dans le vif du corps public. Elle montrait aussi les titres de propriétés et certificats et notifications et reçus engendrés par cette forme originale de découpe. Sans doute ces paperasses étaient-elles le but véritable de cette sarcastique aventure : elles avaient, elles ont encore le pouvoir de contraindre leurs lecteurs à se souvenir que la propriété du sol, la propriété immobilière (immobile) n’est qu’une fiction humaine jetée sur le monde réel, une toile d’araignée prétendant arrêter un ouragan, un moustique prétendant cornaquer un éléphant. D’autant qu’à y réfléchir, et la chose est sérieuse pour les compagnies minières, les compagnies aériennes et les états-majors, que signifie géométriquement posséder une surface ? Car il est clair que posséder une pure surface, c’est ne rien posséder. Une surface s’étend sur deux dimensions, les êtres humains vivent, consomment, produisent et exploitent d’autres êtres humains en trois dimensions. Dans certains pays, on affirme que la propriété du sol entraîne celle du sous-sol, dans d’autres non. Elle entraîne aussi la propriété de l’air au-dessus de la surface. Jusqu’où ? Graves querelles, qui surchauffent l’imagination des juristes : jusqu’à la fin de la zone de portance des ailes des vaisseaux aériens ? Jusqu’à l’orbite géostationnaire, celle qui permet aux satellites de rester au-dessus d’un même point terrestre toute l’année ? Au-delà ? Les Martiens nous feront-ils des procès ?
Frontières, cadastres et limites : immatérielles toiles d’araignée que seule l’illusion sociale permet de métamorphoser en murs et en chaînes.