De la lutte essentielle et des conflits secondaires (2) : une nouvelle donne.

mis en ligne le 30 octobre 2014
1754AnarchieDe la « valeur »
Et on se posera, par exemple, la question de savoir comment est calculée la « valeur » produite par un cadre par rapport à la « valeur » produite par un technicien de surface qui, nettoyant tous les jours le bureau de ce cadre, lui permet de travailler dans de bonnes conditions. On peut étendre ce questionnement aux éboueurs dont le travail rend possible la vie urbaine.
À l’intérieur même de la catégorie des salariés, les différences de revenus cachent donc des conflits de classe, conflits d’ailleurs exacerbés par un certain nombre d’hommes politiques et d’économistes qui animent des campagnes contre les professions dites protégées dont le but réel, en réalité, ne vise qu’à attiser le ressentiment des plus pauvres et des précaires pour réduire le plus possible le salaire − leur niveau de vie − de ces professions « favorisées ».
S’il y a les propriétaires et les décideurs, il y a aussi, débordant toutes les limites, une classe mondialisée − c’est-à-dire sans frontières − pour qui tout est permis et qui tire son existence de cette économie. Et, dans cette classe mondialisée, cohabitent des catégories qui n’ont apparemment rien à faire ensemble. Il y a des propriétaires de richesses, des décideurs économiques, des décideurs politiques, des membres des institutions internationales, des scientifiques, des caritatifs, des experts, des touristes, etc. Leur plus bas commun dénominateur est la mobilité.
Aujourd’hui, nous vivons − les médias ne manquent pas de nous rappeler que rien ne peut plus être pareil − dans une société où même notre propre vie est devenue une chose à vendre, rendant par là prémonitoire l’avertissement des situationnistes qui dénonçaient dans les années soixante l’avènement de la marchandise triomphante.
Nous voyons − et c’est caricatural − que même les relations d’amitié dans certains « réseaux sociaux » sont devenues une marchandise, et que chacun d’entre nous, où qu’il soit, est transformé bien malgré lui en un engrenage de la société capitaliste et étatique.
En conséquence, il est difficile présentement d’avancer que seuls les « ouvriers en tant que prolétaires » seraient par excellence le sujet de l’émancipation. Pas moins qu’eux, chacun est la proie du sentiment qui traverse toute notre société, le consentement ouvert ou prudemment dissimulé à l’injustice sociale ; consentement dont il faudra se détacher pour le transformer en révolte.
On accepte ainsi comme norme que certains soient en haut de l’échelle et d’autres en bas, le principe d’inégalité étant probablement la disposition la mieux partagée à l’heure actuelle. Il va de soi que ceux qui ont fait des études dirigent ceux qui n’en ont pas fait, comme il est normal que les enfants des classes favorisées fassent des études dites « supérieures ».
Margaret Thatcher, en son temps, avait déclaré : « Nous devons bâtir une société dans laquelle chaque citoyen sera à même de développer tout son potentiel à la fois pour son propre bénéfice et pour l’ensemble de la communauté. » En d’autres termes, cela pouvait signifier que, si on devenait riche, c’était pour le bien de tout le monde.
D’autres principes d’inégalité sont cités par Zygmunt Bauman Les riches font-ils le bonheur de tous ?, principes qui affirment que l’élitisme est une bonne chose, que l’exclusion des bras cassés est nécessaire à toute société et qu’il « faut être réaliste », le désespoir qui en résulte étant inévitable.
De plus, actuellement, nous sommes dans une situation où il ne suffit plus de réfléchir à une redistribution équitable des richesses produites, de même qu’à une réorganisation horizontale de nos sociétés ; il nous faut aussi apprendre à vivre dans un autre environnement et penser à mettre en action des programmes de sauvegarde de cet environnement. Le prolétariat que l’on pensait circonscrit aux grandes et petites industries s’est étendu à la surface de toute la planète, et la précarité est devenue la règle. Précarité des professions, certes, mais aussi incertitudes démesurées de penser l’avenir ; les déchiffreurs du futur et les décodeurs du temps qui passe se ridiculisent à vouloir enfermer l’activité humaine dans des doctrines sans fenêtres.
La révolte et la créativité devront donc inventer au jour le jour un présent qui ne veut pas attendre.
Et si nous ne nous posons pas la question de la nécessité de détruire ce vieux monde afin de construire quelque chose de moins absurde, la réponse à donner pour construire une société meilleure reste à venir. Pendant le premier centenaire de l’anarchisme, cela pouvait sembler simple, avec Kropotkine et sa Conquête du pain, avec Pierre Besnard et son Monde nouveau, avec les réalisations de la révolution espagnole qui esquissèrent et mirent en action de nouvelles formes sociales de production, avec, d’une façon générale, le slogan de « l’autogestion partout ! ».

Une modernité liquide
Mais, aujourd’hui, autogérer les unités de production n’a plus grand sens car, à la surface de la planète, la production des biens a été parcellarisée, délocalisée, dévalorisée. Déjà, en 1986, Cornélius Castoriadis rappelait dans Domaines de l’homme (« Marx aujourd’hui ») que « l’autogestion d’une chaîne de montage par les ouvriers de la chaîne est une sinistre plaisanterie. Pour qu’il y ait autogestion, il faut casser la chaîne ». Il avait, juste avant cette phrase choc, fait le procès de la technique contemporaine : « Elle n’est pas neutre. Elle est modelée d’après des objectifs qui sont spécifiquement capitalistes, et qui ne sont pas tellement l’augmentation du profit, mais surtout l’élimination du rôle humain de l’homme dans la production, l’asservissement des producteurs au mécanisme impersonnel du processus productif. »
Il nous faut donc tout repenser. Il nous faut de la même manière revoir la question de la grève expropriatrice. Si, en tant que telle, elle est incontournable, les modalités de l’expropriation se posent. La grève, l’arrêt du travail, acte pas précisément violent, reste un affrontement insurrectionnel qui toutefois n’appelle pas pour autant l’extermination de l’adversaire. Mais quels peuvent être sa place et son rôle dans notre société numérisée à l’excès ?
Le monde du XXIe siècle n’est plus celui du XXe. Pourtant, nous continuons à fonctionner avec les idées élaborées lors des siècles précédents. Si l’État et le capitalisme perdurent, ce qui est incontestable, un monde nouveau a fait irruption il y a peu. Quel est-il ? Si nous sous-estimons souvent son importance, c’est qu’il semble nous filer entre les doigts. À ce propos, Zygmunt Bauman parle de « modernité liquide » :
« Contrairement aux corps solides, les liquides ne peuvent pas conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés ou poussés par une force extérieure, aussi mineure soit-elle. Les liens entre leurs particules sont trop faibles pour résister… Et ceci est précisément le trait le plus frappant du type de cohabitation humaine caractéristique de la modernité liquide. »

Pris dans la Toile
Ce monde-là ne demeure pas seulement sous l’emprise du capital et de l’État, il s’est plus particulièrement affirmé par la financiarisation hors sol et par la séduction publicitaire. C’est un monde complexe, divers et multiple, qui reste pourtant insaisissable, quasiment invisible, et qui nous enserre dans ses liens cependant bien réels, et particulièrement quand on dit à leur propos qu’ils sont virtuels.
Pour bien mesurer leur importance, citons quelques chiffres : il y a dans le monde près de 3 milliards de personnes inégalement connectées à Internet. Il y a plus d’un milliard de sites Web ; 195 milliards de courriels sont envoyés chaque jour. Sur Facebook, 1 300 000 personnes partagent leurs données et sont les « amis » les uns des autres ; près de 300 millions de personnes « tweetent » régulièrement.
Pour que tout cela fonctionne, près de 2 700 000 mégawattheures d’électricité sont utilisés chaque jour nécessitant un nombre élevé de centrales nucléaires.
Tous ces chiffres cachent des lieux de pouvoir innombrables avec au moins deux types de relation entre les individus et l’ensemble :
− La relation marchande où l’individu achète un service ou un bien, et, dans ce cas, par rapport à la façon d’acquérir, c’est juste la taille du magasin qui change ;
− La relation service où une entité met à la disposition de tout un chacun la possibilité de l’utiliser gratuitement pour un besoin quelconque. Le géant des moteurs de recherche, Google, offre ainsi la possibilité d’utiliser gratuitement son service de courriels. D’autres offrent des possibilités de stockage de documents sur ce que l’on appelle aujourd’hui le « cloud ».
Tous ces échanges, gratuits ou payants, ont pour conséquence la collecte d’informations de toutes sortes par les plus grands groupes d’informatique mondiaux. Ces informations, rassemblées sous le nom de Big Data, seront triturées, analysées puis vendues car des algorithmes très sophistiqués mettront au jour les envies culturelles autant que sexuelles, les besoins cultuels ou sanitaires de tout un chacun, que les connexions se réalisent peu ou prou.
Pouvons-nous imaginer une riposte crédible si, d’aventure, un de ces géants d’informatique se mêlait directement de politique, chantage à la fin de service à l’appui ? Pouvons-nous imaginer des manifestations aux cris de « Rendez-nous nos courriels » ? Hors l’exploitation des informations collectées, ces monstres ont en main un pouvoir économique colossal, bien plus grand que ceux des banques. Personne ne s’en préoccupe.
Contre cette aliénation aussi douce que cachée, les efforts de ceux qui prônent un Internet libre, un monde numérique où les codes ne seront plus la propriété de groupes privés mais ouverts à tous, semblent dérisoires. Il n’empêche que partout fleurissent des dénominations attrayantes : le travail devient « collaboratif », le partage devient « roi », la recherche de fonds pour réaliser des projets devient « production participative ». On trouve à foison des CMS (content management system), autrement dit des systèmes de gestion gratuits pour construire des sites Web ou des blogues.
Derrière tout ce monde du « libre » se cache en fait une autre division du travail qui ne dit pas son nom. L’architecture de ces ensembles est ouverte. Elle n’appartient à personne. C’est le règne du bien commun qui répond aux conditions de la Licence publique générale (GNU). Pourtant, trois catégories de personnes apparaissent : celles qui savent, les constructeurs ; celles qui bidouillent tant bien que mal ; et la grande majorité des gens qui utilisent ces moyens sans faire de différence entre ce qui est libre et ce qui appartient à tel ou tel grand groupe.
À cette nouvelle forme d’aliénation s’ajoute une problématique climatique qui ne simplifie en rien notre questionnement.
Dans le numéro 32 de Réfractions, Alain Bihr écrit : « En apparence, nous sommes plongés simultanément dans une crise écologique, une crise économique et une crise financière. »
Il ajoute : « On touche aux limites de la civilisation capitaliste, c’est-à-dire aux limites du monde tel qu’il s’est trouvé façonné par plusieurs siècles de développement, d’emprise du rapport capitaliste d’exploitation, de propriété, de classes […]. En l’absence de toute alternative, l’aggravation de la crise écologique conduira ainsi à des phénomènes de destruction massive de populations, par la famine, par des événements climatologiques à grande échelle ou par des accidents nucléaires à répétition comme à Fukushima. »

La parade ?
Pour Pablo Servigne, membre du collectif de Réfractions, cette question environnementale est fondamentale. Pour lui, « la vraie question anarchiste est donc d’arriver à articuler l’urgence, la radicalité et la violence des données scientifiques avec d’abord le rythme d’assimilation du cerveau et ensuite le rythme démocratique. Cette question est d’autant plus difficile et pertinente que l’échelle du problème environnemental est immense (le globe) et que nous savons fort bien que les mécanismes démocratiques d’un groupe d’humains s’effacent à mesure que la taille du groupe augmente »…
Face à tout cela, mais aussi en tenant compte de la nouvelle organisation en réseaux, à laquelle nous a maintenant habitués la jeunesse, s’est installée une forme de lutte nouvelle, au fonctionnement décentralisé, sans chefs, avec une pratique de l’action directe non violente qui va presque de soi et qui pourra se révéler être le moteur des combats futurs, mais qui est déjà présente si on pense au déroulement des printemps arabes, aux événements d’Occupy Wall Street, aux manifestations de Hongkong, etc.
Sans se transformer en girouettes affolées, il nous incombe d’être à l’écoute des souffles du vent. Il s’agit d’avancer, encore et toujours, et de tenir dans la tempête…