Guerre à la guerre : Jean Jaurès, la social-démocratie allemande et la guerre (3/3)

mis en ligne le 9 octobre 2014
1751JauresJaurès et la guerre
Mis en minorité en 1904 à Amsterdam sur la participation à un gouvernement de coalition et sur la nécessité de répondre à la guerre par la grève, Jaurès n’abandonne pas la partie. Il se produira un basculement au congrès de Stuttgart en 1907, car une résolution contre la guerre fut votée.
« Le congrès confirme les résolutions des précédents congrès internationaux concernant l’action contre le militarisme et l’impérialisme et rappelle que l’action contre le militarisme ne peut être séparée de l’action contre le capitalisme. »
La résolution finale du congrès de Stuttgart déclare que, si une guerre éclatait, les socialistes « ont le devoir d’intervenir pour la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste ».
Il n’est toujours pas question de grève générale, comme le demandent les délégués français. La formulation de la résolution de Stuttgart reste extrêmement vague car les dirigeants socialistes allemands ne veulent pas entendre parler de grève générale ou d’insurrection, mais Jaurès s’en contente. Le 7 septembre de cette année, Jaurès rendit compte de son mandat de délégué au congrès socialiste tenu dans la grande salle du Tivoli-Waux-Hall. Il déclare notamment : « L’Internationale a dit aux prolétaires qu’ils n’avaient pas le droit, qu’ayant grandi, ils n’avaient pas le droit d’assister, gémissants et inertes, aux guet-apens des despotes et des capitalistes contre la paix, mais qu’ils devaient, par toute l’énergie de leur action : action parlementaire ou action révolutionnaire, écraser dans leur germe les guerres funestes. »
Le dirigeant socialiste français livre cependant une interprétation extrêmement « maximaliste » de la résolution de Stuttgart. Les dirigeants allemands ne parlent jamais de grève générale ou d’action révolutionnaire. Les réactions envisagées contre la guerre sont systématiquement des interventions limitées à l’activité parlementaire des élus socialistes. Le prolétariat n’est jamais invité à l’action effective.
Jaurès n’hésite pas cependant à en appeler au soulèvement du peuple contre la guerre, c’est-à-dire à la révolution. « C’est une révolution qui sortira non seulement du cœur du prolétariat révolté à la seule pensée de la guerre où on veut l’entraîner contre d’autres prolétaires ; cette révolution jaillira aussi de la conscience même du pays. Et alors le Prolétariat soulevé, usant de ses armes, non plus pour le crime, mais pour le salut et l’affranchissement, instituera un gouvernement populaire. »
Il est à craindre que le compte rendu que fait Jaurès du congrès de Stuttgart pêche par excès d’optimisme. En effet, de très nombreux délégués et la plupart des dirigeants se trouvaient très en retrait par rapport aux positions dont le leader socialiste français se fait l’interprète.
Après les vigoureuses critiques formulées en 1907 lors du congrès de Stuttgart contre la direction du parti socialiste allemand, Jean Jaurès, l’une des principales figures du socialisme français, va se montrer d’une humilité déconcertante.
« Nos camarades d’Allemagne ont eu la générosité de dire tout haut, Kautsky a eu la générosité de penser, d’écrire dans la Neue Zeit, que désormais il n’y a plus une hégémonie du socialisme allemand, non pas que le socialisme allemand ait baissé, mais parce que le socialisme des autres pays a monté. »
Autrement dit, les socialistes des autres pays, et en particulier de la France, s’étaient montrés de bons élèves et recevaient un bon point de leur maître, la social-démocratie allemande. C’était reconnaître qu’il y avait eu une « hégémonie » du socialisme allemand ; Jaurès semble éperdument reconnaissant à Kautsky d’avoir eu la « générosité » de reconnaître que « le socialisme des autres pays a monté ». Le dirigeant social-démocrate allemand se voit ainsi accrédité de la qualité de juge dispensant des diplômes de maturité au mouvement socialiste international. Cette attitude est significative de l’état de subordination psychologique du mouvement socialiste français par rapport à son homologue allemand.
Dans l’ensemble, on persistait à penser en France que les social-démocrates allemands étaient encore capables d’empêcher la guerre, si le gouvernement allemand en prenait l’initiative. C’est pourquoi les articles de Charles Andler avertissant le public français des tendances impérialistes de certains social-démocrates allemands et dénonçant l’armement de l’Allemagne, suscitèrent des réactions d’une extrême violence chez les socialistes français. Longuet et Jaurès en tête voyaient dans ces avertissements une attaque contre la bonne entente entre socialistes français et allemands. Jaurès reprocha à Andler « d’essayer de jeter des soupçons entre des fractions du prolétariat ».
Pendant ce temps, les socialistes français multipliaient les efforts pour minimiser l’impact de l’accroissement des dépenses militaires allemandes ; ils s’efforçaient également d’empêcher l’accroissement des dépenses militaires françaises, sans être capables de voir que l’antimilitarisme était à sens unique. Cet aveuglement s’appuyait sur une confiance inébranlable dans les sociaux-démocrates allemands. Les socialistes français agissaient comme si l’accroissement des dépenses militaires allemande – avec le soutien des socialistes allemands – n’avait aucun impact sur la capacité desdits socialistes allemands à empêcher la guerre. Les moindres déclarations de socialistes allemands contre la guerre étaient amplifiées dans la presse socialiste française.
On tente de rassurer l’opinion française devant l’armement de l’Allemagne. Jaurès dénonce « l’abominable campagne d’affolement de la réaction nationaliste ». Les députés socialistes français s’opposaient avec la plus extrême fermeté à toute politique d’armement alors même que leurs collègues socialistes allemands votaient les impôts supplémentaires pour l’armement de l’Allemagne. Et les naïfs députés socialistes français continuaient de protester à la Chambre contre toute affirmation de bellicisme allemand, mettant en garde l’opinion « contre des campagnes de panique auxquelles elle [la droite] se prêtait trop facilement » – déclaration faite neuf mois après que les social-démocrates allemands aient voté l’impôt de guerre de 1,5 milliard…
Jusqu’au dernier moment, Jaurès a tenté d’éviter la guerre. Son assassinat, quatre jours avant le déclenchement des hostilités, laissa en suspens une question que beaucoup se sont posée : quelle attitude aurait-il adoptée s’il avait vécu ? Un passage de L’Humanité répond peut-être à la question. Ainsi Bebel, approuvé par Jaurès, estimait que les socialistes, que le prolétariat, avaient la capacité de discerner s’il s’agit d’une guerre défensive, et qu’ils avaient par conséquent le devoir d’y participer. Bebel affirmait qu’aujourd’hui il était tout à fait possible de faire la distinction : dès lors, il devenait absurde de condamner toute guerre, indistinctement : la guerre menée par un peuple pour se défendre devenait légitime. Ce qui était condamnable, c’était la guerre de conquête. C’est ce que reconnaît implicitement la résolution de Stuttgart sur le militarisme, qui affirme vouloir rendre « impossible les guerres agressives ». Sur l’attitude de Jaurès s’il n’avait pas été assassiné, la vraie question est donc de savoir à quel moment il aurait fini par réaliser qu’il s’agissait pour la France d’une guerre de défense. L’occupation par l’armée allemande d’un quart du territoire français, avec ses mines et son infrastructure industrielle, auraient peut-être contribué à former une opinion.
Dans son article de L’Humanité, Jaurès conclut que si le parti socialiste allemand est amené à déclarer que « la patrie allemande » n’est pas « menacée dans son indépendance », que « la guerre n’a donc pas pour objet de la défendre, mais qu’elle procède des pensées mauvaises de ses dirigeants » ; si donc le parti socialiste allemand « fait cette déclaration solennelle au nom des trois millions de prolétaires qui lui ont donné leur confiance, il crée par là même en Allemagne une situation révolutionnaire ». On reste stupéfait par tant de candeur. Dès lors, les socialistes allemands se trouvent devant l’obligation, proclamée par eux à Stuttgart, de « développer toute la force d’action qui est en eux pour prévenir ou pour arrêter la guerre. Et leur action sera d’autant plus efficace que l’iniquité de leur gouvernement apparaîtra mieux ».
L’argumentation de Jaurès devient ici stupéfiante : la « force d’action » des socialistes allemands se mesurera en quelque sorte à l’aune de l’« iniquité » dont fera preuve leur gouvernement, et elle apparaîtra « d’autant mieux que la France marquera plus nettement par une politique constante, sa ferme et loyale volonté de paix ». Autrement dit, plus le gouvernement allemand aura une volonté agressive, plus il faudra faire confiance aux socialistes allemands (et à eux seuls) pour s’y opposer, et plus il faudra que la France donne des preuves de sa volonté de paix. L’attitude des socialistes français avait un relent quelque peu munichois.
Kautsky, lui, semble être sur des positions plus réalistes. Jaurès rapporte les propos qu’il a tenus lors du congrès d’Essen.
« Bebel pense que nous sommes aujourd’hui beaucoup plus en état qu’en 1870 de discerner si une guerre est offensive ou défensive. Je ne voudrais pas prendre sur moi cette responsabilité. Je ne voudrais pas garantir que nous pourrons assurer toujours si le gouvernement nous dupe ou s’il a vraiment pour objet de défendre la nation menacée. (Très bien.) »
Rejoignant Kropotkine, Kautsky est un des rares à comprendre que la manipulation de l’opinion est une arme décisive entre les mains de l’État, du capital et de la presse. Dans son intervention, rapportée par Jaurès, Kautsky s’interroge même sur l’opportunité pour la classe ouvrière de participer à la guerre, même si le pays est attaqué. La question que les socialistes doivent se poser, dit-il, n’est pas de savoir si la guerre est offensive ou non, mais de savoir si « un intérêt prolétarien ou démocratique est en question ». Car une guerre mondiale intéresse toute l’Europe et pas seulement le parti allemand.
« Le gouvernement allemand pourrait un jour démontrer aux prolétaires allemands qu’ils sont attaqués ; le gouvernement français pourrait, de son côté, démontrer la même chose aux prolétaires français, et nous aurions alors une guerre où prolétaires allemands et prolétaires français suivraient leurs gouvernements avec le même enthousiasme, s’égorgeraient et se tueraient réciproquement. C’est contre cela qu’il faut se prémunir, et nous ne nous prémunirons contre ce danger qu’en adoptant, non pas ce critérium, mais le critérium de l’intérêt prolétarien… »
En cas de guerre, ajoute Kautsky, la démocratie socialiste allemande ne se dira pas d’abord allemande, puis prolétarienne, « elle dira qu’elle est avant tout un parti prolétarien ».
Lorsque la guerre éclata le 4 août 1914, les élections législatives en France avaient eu lieu trois mois auparavant et avaient porté à l’Assemblée nationale plus de cent députés socialistes. Un congrès socialiste international était prévu à Vienne pour le 23 août avec, à l’ordre du jour évidemment, la question de la guerre. Réunis en congrès à Paris le 16 juillet, les socialistes peaufinent les décisions qu’ils seront amenés à prendre à Vienne. La majorité se rallie aux positions de Jaurès, Rappoport, Vaillant, Sembat qui préconisent la grève générale déclenchée simultanément dans tous les pays concernés par le conflit.
La thèse minoritaire défendue par Guesde et Compère-Morel est intéressante : le pays dont la classe ouvrière est la mieux organisée, donc la mieux capable d’empêcher la guerre, sera la victime du pays dont la classe ouvrière est la moins organisée et la plus faible. Vu l’état d’esprit des socialistes français de l’époque, cela signifiait implicitement qu’une grève générale conduirait à l’écrasement du mouvement socialiste allemand : c’est, dit Jules Guesde, « un crime de haute trahison contre le socialisme ». Rappelons que Jules Guesde était sans doute l’un des plus « marxistes » des socialistes français, celui dont les liens avec la social-démocratie allemande étaient les plus forts. À quelques semaines du déclenchement des hostilités, les socialistes français croient encore en la puissance de la social-démocrate allemande : ils pensent que les millions de syndiqués et d’électeurs allemands sont la meilleure garantie contre la guerre. On proclame son admiration pour l’Allemagne de Goethe et de Karl Marx. On vante l’esprit violemment hostile au militarisme des ouvriers allemands. On met en avant l’esprit révolutionnaire – tout verbal – qui se manifeste dans les congrès de la social-démocratie.
Le 27 juillet 1914, à Bruxelles, se rencontrèrent Jouhaux et Dumoulin d’une part, secrétaires de la CGT française, et Karl Legien, de l’autre, secrétaire de la Centrale syndicale d’Allemagne. Ils étaient là pour participer au bureau socialiste international de la IIe Internationale, qui se réunissait les 29 et 30 juillet. Jouhaux demanda avec insistance à Legien : que comptez-vous faire ? L’Allemand gardait obstinément le silence. Jouhaux en rapporte la conviction que les syndicalistes allemands ne feraient rien pour empêcher la guerre.
« L’entrevue que Jouhaux et Legien eurent à Bruxelles fin juillet 1914 consacra cette impuissance. C’était la répétition plus brutale encore de l’entrevue Griffuelhes-Legien, à Berlin, en 1906, au sujet du premier conflit marocain qui en ce moment rebondit pour la troisième fois et risque d’ensanglanter le monde. »
Le bureau de l’Internationale décida de convoquer un congrès socialiste international pour le 9 août à Paris au lieu du 23 à Vienne. La plupart des délégués, dont Hugo Haase, co-président du SPD allemand, semblaient confiants. Le 29 au soir, Jaurès et Rosa Luxembourg furent acclamés lors d’un grand meeting contre la guerre. Un appel au renforcement des manifestations contre la guerre fut voté par le bureau à l’unanimité. Jaurès rentre à Paris : le 31 juillet au matin il apprend que la Russie mobilise, puis l’Autriche.
Le soir, il sera assassiné.
Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France.