Les temps changent

mis en ligne le 9 octobre 2014
1751Nueve24 août 1944 : les premiers half-tracks de la 2e DB du général Leclerc entrent dans Paris où l’insurrection contre l’occupant nazi a commencé depuis plusieurs jours. Ces half-tracks portent des noms aux sonorités lointaines : Guadalajara, Teruel, Madrid, Belchite, Brunete… C’est qu’il s’agit de la 9e compagnie, plus communément connue sous le nom de la Nueve, car presque tous ses membres sont des Espagnols ayant quitté leur pays après la victoire de Franco. Républicains antifascistes et majoritairement anarchistes et antimilitaristes, ces étranges étrangers se sont incorporés volontairement dans cette armée de la France libre afin de poursuivre le combat contre le fascisme qu’ils avaient commencé en Espagne le 19 juillet 1936.
25 août 2012 : comme tous les ans, célébration de la libération de Paris. Des anarchistes veulent participer à cette commémoration pour rendre hommage à nos anciens, libertaires ayant participé aux combats de cette libération, sous les couleurs de l’armée française. Problème, nos drapeaux sont très mal accueillis par les forces de l’ordre, qui nous repoussent hors du rassemblement et embarquent au commissariat plusieurs de nos camarades. Se battre et mourir pour libérer Paris et la France, oui ; le faire savoir et le commémorer, non ; ce n’était pas encore à l’ordre du jour.
24 août 2014 : les temps changent, il semblerait que nous soyons devenus fréquentables ; les mêmes qui, il y a deux ans, s’étaient retrouvés en garde à vue ont pu cette année, par le biais de l’association 24 août 1944, organiser une marche commémorative avec l’aide et la participation de personnalités officielles, comme la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui depuis une dizaine d’années œuvre à faire connaître le rôle des antifascistes espagnols dans la libération de Paris (reconnaissons-lui ce travail), ou comme Jérôme Coumet, maire du 13e arrondissement, ou Kader Arif, ministre délégué aux Anciens combattants, dont les discours étaient étonnants par leurs rappels de la lutte menée par les antifascistes et les anarchistes. L’armée s’était même fendue d’un geste de reconnaissance, en nous « prêtant » pour une journée le half-track Guadalajara (toujours conservé au Mont-Valérien), celui qui, il y a soixante-dix ans, était arrivé le premier à l’hôtel de ville. Celles et ceux qui nous ont accompagnés durant notre marche commémorative du 24 août dernier ont ainsi eu tout loisir de le voir à l’esplanade des Villes-Compagnons-de-la-Libération (non loin de l’hôtel de ville). On a pu assister aussi au spectacle quelque peu surréaliste, des drapeaux noirs et noir et rouge, au milieu des officiels portant écharpes tricolores, des policiers et des militaires portant uniformes et médailles (y compris un général essayant visiblement de décrypter la signification de tous ces drapeaux).
Cette situation paradoxale nous a amenés à côtoyer le seul porte-drapeau français présent lors de la cérémonie officielle. Un peu esseulé derrière l’estrade où devaient avoir lieu les allocutions, ce jeune homme en uniforme s’est adressé à nous pour nous demander de placer à ses côtés un porte-drapeau de la République espagnole et un porte-drapeau du mouvement anarchiste portant un oriflamme noir et rouge. Devant nos mines consternées, il nous a alors expliqué qu’il était le représentant, lors de différentes commémorations, de l’association Les Oubliés de la mémoire, une association civile homosexuelle qui arbore sur son drapeau français le triangle rose que portaient les homosexuels dans les camps d’extermination nazis. Il ajouta qu’il était normal que les républicains espagnols et les anarchistes, qui avaient été victimes, comme les homosexuels, de la barbarie fasciste, soient représentés en première ligne à cette commémoration avec leur drapeau. Une autre anecdote qui montre bien le caractère surréaliste de cet hommage à la Nueve est le moment où Armand Gatti s’adressant à Kader Arif, le ministre des Anciens combattants, lui demanda : « Vous savez vous qui a tué Buenaventura Durruti ? » Le ministre ignorant manifestement qui était Durruti, et un peu honteux, murmura : « Euh… non. » Ce à quoi Gatti répondit : « C’est étonnant que vous ne le sachiez pas, vous qui savez toujours tout ! » Au départ comme à l’arrivée de la marche, outre les déclarations des officiels, notre association (24 août 1944) a aussi prononcé plusieurs discours et interventions (une dizaine au total), mais le retard pris dans le déroulement de cette commémoration ne nous a pas permis de prononcer l’ultime allocution que nous avions préparée. Nous vous la livrons ici dans son intégralité. Vous pouvez la voir aussi, ainsi que le reste de nos activité sur notre site.