Du primat de la lutte des classes

mis en ligne le 10 juillet 2014
Dans Le Monde libertaire n° 1741, le camarade Thierry, du groupe Germinal de la Fédération anarchiste (Marseille), a rédigé un article intitulé « Mon individualisme anarchiste », dans lequel il expose ses conceptions de cette vieille tendance de l’anarchisme dont il se réclame. Intéressant et impertinent (« Voilà mon individualisme : un individualisme social à finalité communiste et égoïste », conclut-il), l’article n’en pose pas moins problème, notamment en ce qu’il exprime un certain refus de reconnaître la lutte des classes comme l’essence du processus révolutionnaire. Ainsi, dans l’appréhension de la société et de l’individu – et, donc, de la révolution sociale –, Thierry rejette-t-il le critère de classe, voué aux gémonies parce que, « construction idéologique », il « défini[rait] l’individu hors de lui-même ». De là, Thierry affirme que lui importe moins le prolétaire que l’individu « qui désire s’émanciper des catégories où il, elle, se retrouve enfermé ». En somme, l’anarchisme serait un positionnement de l’esprit, et il suffirait de le vouloir pour tendre vers lui ou en être.

L’anarchisme, un positionnement de classe
C’est là où, à mon sens, l’article de Thierry se trompe et fait fausse route, car l’anarchisme n’est pas un positionnement de l’esprit, mais bien un positionnement de classe. Historiquement – et on n’a que trop tendance à l’oublier –, l’anarchisme est issu du socialisme, dont il est la seule réalisation pleine et entière. Et parce qu’il est social et socialiste, l’égalité économique est au cœur de sa lutte et de sa pensée. Dès lors, le critère de classe ne peut être que dominant dans sa vaste grille de lecture du monde (et de la révolution) : l’antagonisme de classe étant au fondement même de la société capitaliste – et demeurant le seul antagonisme que le capital ne parvient pas tout à fait à digérer –, il est indéniablement le moteur de la lutte et de l’avènement révolutionnaires. En quelque sorte, le prolétariat est une classe qui porte en elle la suppression de toutes les classes.
Affirmer ainsi le primat de la lutte des classes, ce n’est pas nier l’individu, c’est préciser lequel est potentiellement un sujet révolutionnaire. C’est, au final, simplement nier à la bourgeoisie toute capacité révolutionnaire sociale, c’est exclure le bourgeois du processus de renversement du monde, c’est affirmer que seul le prolétaire fera la révolution sociale, car ce sont ses intérêts à lui qu’elle propose de réaliser. Dire que l’anarchisme est un positionnement de l’esprit et non de classe, c’est accepter l’idée qu’il pourrait y avoir parmi nous des bourgeois anarchistes (et il y en a, tant l’époque est à la confusion et à la perte des repères et identités de classe). Mais un bourgeois partisan de l’anarchisme ne sera jamais rien d’autre qu’un libéral, son « anarchisme » étant au mieux une coquetterie, au pire un ultralibéralisme sauvage à combattre avec véhémence. Considérer l’individu comme étant le fruit de lui-même et de sa pensée ne suffit pas – en plus d’être sociologiquement erroné. Il faut au contraire l’inscrire – au-delà de ce qu’il prétend être ou penser – dans les rapports de classe pour savoir la place qu’il y occupe. Car, de fait, celle-ci conditionne entièrement son rapport à la révolution sociale, dans son mouvement comme dans ses buts et réalisations.
Cela ne signifie pas, bien sûr, que l’individu est prisonnier de ses origines sociales et que, né bourgeois, il restera sur le bas-côté quand viendra enfin la révolution. Au contraire, reconnaître la lutte des classes comme vecteur de bouleversement radical du monde, c’est aussi prendre conscience des rapports de domination – subie ou donnée, directement ou indirectement – dans lesquels on est de fait inscrit dès la naissance. En prendre conscience peut alors revenir à commencer à les refuser : le prolétaire cherchera la voie de son émancipation, le bourgeois voudra s’extraire de la domination qu’il exerce de par sa place dans les rapports de production. Il n’est pas impossible de se déclasser, et l’anarchisme l’a même plus ou moins théorisé, notamment via la valorisation du refus de parvenir.

Le capital, un rapport social
Au début de son article, Thierry déplore le fait que les anarchistes dits « classistes », au contraire des individualistes, résument les luttes sociales à des problèmes purement économiques, laissant peu de place aux autres types d’oppression. C’est mal connaître l’analyse de classe, ou être tombé sur les mauvais auteurs, que d’affirmer cela. Car reconnaître la lutte des classes et son primat sur les autres luttes – notamment sociétales –, ce n’est pas forcément se cantonner au champ économique. Karl Marx le disait lui-même, le capital n’est pas qu’un rapport économique, c’est avant tout un rapport social, qui contamine toute la société, et pas seulement les rapports de production. De fait, les dominations sont multiples : elles sont économiques, certes, mais aussi racistes, sexistes, etc. Or les anarchistes se lèvent contre tout asservissement ; ils aspirent à construire une société réellement émancipée, abolissant les rapports de domination où qu’ils se trouvent et se construisent. Dès lors, ils ne peuvent faire l’économie (sic) de l’analyse politique des autres types de domination dans la perspective de les combattre, au risque de les reproduire aujourd’hui dans leurs organisations et demain dans la société prétendue révolutionnaire.
Mais la lutte contre ces dominations doit obligatoirement s’inscrire dans la lutte des classes (celle du prolétariat contre le capital) et l’engagement des anarchistes doit s’y faire à l’aune du critère « classiste », qui, au final, ne fait que poser la question : avec qui ? Lutter contre le sexisme, oui, mais avec qui ? Avec des femmes de la bourgeoisie ? Non. Le sexisme aujourd’hui est en grande partie la reproduction des rapports de production dans les rapports entre les sexes. Alors, il ne suffit certes pas d’abolir le capitalisme pour en finir avec le sexisme, mais le sexisme ne pourra jamais être aboli si on n’en finit pas avec le capitalisme. Lutter avec la bourgeoisie pour l’émancipation des femmes n’est donc pas seulement une démarche interclassiste amenée à conforter les rapports de domination économique, c’est aussi, à terme, tout simplement contre-productif. Le primat de la lutte des classes, ce n’est donc pas l’abandon des luttes sociales non directement économiques, mais leur subordination au combat de classe, indispensable à leur orientation révolutionnaire.

L’individu anarchiste
Loin de condamner l’autonomie individuelle, l’anarchiste social, ou « classiste » (pour reprendre les termes de Thierry), la garantit au contraire en prônant la réalisation d’une autonomie collective. Penser l’individu dans le collectif et comme construction sociale, ce n’est pas le nier, c’est juste le concevoir pleinement dans son rapport au monde et, ainsi, dans son rapport au mouvement d’émancipation, en grande partie déterminé par le critère de classe. Pensé autrement, l’individu n’est qu’une abstraction incapable de construire quoi que ce soit, sinon d’autres abstractions ; ce qui, au final, serait la meilleure façon de le nier…



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


patrick granet

le 4 septembre 2014
guillaume, tu as tort de commencer un article toi l'anarchiste en relégant l'anarchisme individualisme à une "vieille" tendance de l'anarchie alors que c'est le contraire . Certes ces idées lancées par max stirner sont aussi vieilles que celles de bakounine ou Marx .
il est une tendance issue du marxisme qui se dit "communiste libertaire".
par ton article tu démontres une fois de plus que la FA se débarasse de la synthèse de Voline.
Au contraire les anarchistes individualistes sont de plus en plus nombreux ,
mais on ne les retrouve dans aucune organisation.
L'anarchie est l'essence de l'individualisme qui reconnait la lutte des classes mais ne veut pas se laisser enfermer dans ce concept.
Ainsi , la lutte pour défendre les ZAD , ( NDDL ) , les squats etc...