La grève du rail a-t-elle semé des graines de révolte ?

mis en ligne le 29 juin 2014
1747TrainAprès quatorze jours de grève contre la réforme ferroviaire, le projet de loi a finalement été adopté le 24 juin mettant fin aux derniers foyers de résistance. Si cette grève n’a franchement pas abouti à une victoire des cheminots – la loi a été votée selon le calendrier parlementaire prévu, le texte voté consacre la volonté du gouvernement et du patronat, les amendements adoptés à la marge ne modifient fondamentalement en rien le projet initial –, on peut toutefois relever plusieurs aspects positifs et encourageants qui permettent d’envisager les prochaines luttes des cheminots avec un certain optimisme.
Tout d’abord, il faut garder à l’esprit qu’une lutte en soi n’est jamais une défaite. Deux semaines de grève reconductible dans un contexte difficile de morosité et de résignation ambiantes ont pu en surprendre plus d’un y compris parmi les cheminots. Il faut reconnaître que, lors de la manifestation nationale à Paris le 22 mai, la perspective d’une grève unitaire et reconductible apparaissait encore bien lointaine et personne n’aurait parié que moins d’un mois plus tard les cheminots entameraient leur deuxième semaine de grève. Si cette lutte a prouvé quelque chose, c’est bien qu’une grève nationale et reconductible reste aujourd’hui et demain possible. Pour autant cela nécessite une longue préparation : grèves des 13 juin et 12 décembre 2013, manifestation des 22 000 travailleurs du rail du 22 mai. L’information syndicale aux cheminots a été primordiale, depuis un an et demi, c’est elle qui a permis la prise de conscience, c’est elle qui a permis de démonter l’argumentation mensongère du patronat et du gouvernement présentant la réforme ferroviaire comme une réunification du système ferroviaire qui ne menacerait ni le service public ni le statut et les conditions de travail des cheminots. Enfin, c’est toujours cette campagne d’information syndicale, notamment celle de SUD-Rail, qui a permis de construire l’unité syndicale rendant possible la grève reconductible, unité dans les revendications, à travers la plate-forme revendicative nationale commune, unité sur le terrain, dans les dépôts, ateliers, gares… qui a permis de continuer la grève et de faire échec à un avortement du mouvement comploté par quelques bureaucrates syndicaux, politiciens en mèche avec le patronat et le gouvernement.
La lecture du Canard enchaîné du 18 juin est riche d’enseignements et nous éclaire comme l’indique le titre de l’article « SNCF : le scénario a déraillé » sur les magouilles entre puissants visant sur le dos des cheminots et du service public à manipuler la grève et à faire adopter la loi sur la réforme ferroviaire. Ainsi, Le Canard cite le Premier ministre qui affirme que depuis un an et demi le projet de loi était « piloté au millimètre près avec la CGT » ; Thierry Lepaon, le secrétaire général de la CGT, et Gilbert Garrel, le secrétaire de la Fédération des cheminots, avaient déjà donné leur accord au vote de la réforme, restait plus qu’à faire gober la pilule aux cheminots. C’est là que le Front de gauche vole au secours du pouvoir. Il était convenu qu’après deux jours de grève pour faire bonne mesure, des amendements des parlementaires communistes seraient acceptés par le gouvernement permettant à la Fédération CGT d’appeler à la sortie de la grève ! C’était oublier la détermination des cheminots et des militants CGT qui depuis le 10 juin avaient voté dans les assemblées générales la grève reconductible sur la base du retrait de loi sur la réforme ferroviaire, d’une véritable réunification du service public ferroviaire, de la préservation de nos conditions de travail et de notre statut et l’annulation de la dette ferroviaire, contractée par l’État et que celui-ci veut faire rembourser par les cheminots et les usagers.
À la CGT on prend soudainement conscience que les cheminots n’arrêteront pas la grève sur un coup de sifflet, un axe unitaire fort CGT-Cheminots et SUD-Rail s’est construit sur la base des revendications communes que l’on retrouve quasiment dans toutes les assemblées générales. La Fédération des cheminots effectue alors un virage à 180° ; alors que Thierry Lepaon en parlant des amendements communistes parle de « tournant » dans la grève et laisse croire à une reprise rapide du travail, Gilbert Garrel qualifie ces mêmes amendements de « beaucoup d’enfumage » et appelle ensuite à amplifier le mouvement. Ce revirement n’est sans doute pas aussi étranger aux luttes internes à la CGT, la Fédération des cheminots n’ayant pas digéré la nomination de Lepaon et de sa tendance réformiste à la tête de la CGT, dans ce sens tout ce qui est susceptible de discréditer et d’affaiblir Lepaon est bon à jouer. Le Canard enchaîné cite alors Hollande qui se serait écrié : « La CGT a manqué à sa parole. » Désormais l’affrontement se durcit des deux côtés, la grève entame sa deuxième semaine, médias, gouvernement, patronat et syndicats jaunes redoublent d’attaques et de calomnies contre les cheminots en grève. Le basculement de la CGT a contrarié le gouvernement qui le vit comme une trahison et qui entend le lui faire payer chèrement : plus aucune rencontre n’est prévue, aucune négociation ni officielle ni officieuse n’est possible, jamais dans l’histoire de la SNCF la CGT n’a été traitée comme cela, un certain principe de cogestion avait toujours été maintenu et dans chaque conflit une porte de sortie avait toujours été laissée ouverte et des concessions toujours accordées pour que la CGT puisse appeler à cesser la grève plus ou moins dignement. Depuis Sarkozy et les grèves de 2007 et 2010 contre la réforme de la retraite, cette époque est désormais révolue, il ne s’agit plus de négocier avec les « partenaires » syndicaux, il s’agit d’écraser toute velléité de résistance. Le symbole prend là toute son importance, attaquer violemment les cheminots, c’est d’abord dissuader les travailleurs du public et du privé de résister et de se battre. La « doctrine » Sarkozy est reprise intégralement par le gouvernement Hollande : la grève ne sert à rien, la grève ne paie pas, l’État restera inflexible et ne négociera pas avec les grévistes (ni avant la grève d’ailleurs). Les organisations syndicales sont sommées de se soumettre au dogme libéral et de valider voire accompagner les régressions sociales. Celles qui résistent sont violemment attaquées et taxées de passéistes, dogmatiques, égoïstes, politiques, irresponsables, terroristes… Il est indéniable que la lutte des classes se durcit. Cela a au moins le mérite de provoquer certaines clarifications dans le paysage syndical : la CGT n’est plus le partenaire privilégié et incontournable pour la direction SNCF et le gouvernement. Tiraillée entre le syndicalisme de lutte et le syndicalisme d’accompagnement, la grève à la SNCF a montré que sa Fédération des cheminots, obligée par ses militants, a été contrainte d’opter pour le camp de la lutte aux côtés de SUD-Rail.
Le travail de terrain réalisé par SUD-Rail ces dernières années a payé, il a largement contribué au basculement des cheminots et des militants CGT dans la grève reconductible. La constitution d’un axe fort CGT-SUD-Rail est en soi une victoire qu’il va falloir consolider et conserver ce qui n’est pas sans difficultés quand on sait que le développement de SUD-Rail s’est souvent fait au détriment de la CGT et en opposition plus ou moins frontale à certaines de ses pratiques. Cette évolution des rapports entre les deux organisations devra être prise en compte par les militants respectifs.
C’est un des enseignements majeurs à retenir de ce conflit, jamais la collaboration et l’unité d’action entre la CGT et SUD-Rail ne sont allés aussi loin : du premier jour au dernier jour de grève l’unité s’est solidement maintenue aussi bien au niveau fédéral comme en attestent les communiqués réguliers des fédérations CGT et SUD-Rail qu’à la base dans les assemblées générales. Cette solidité de l’axe CGT-SUD-Rail est ce qui a permis de maintenir cette grève reconductible pendant près de deux semaines, c’est ce qui permettra dans les mois à venir de repartir dans la bataille lorsqu’il s’agira de s’opposer aux premières conséquences néfastes de l’adoption de la réforme ferroviaire.
La CFDT a basculé clairement dans le syndicalisme jaune et elle sera désormais traitée comme telle. Son activisme antigrève n’avait rien à envier aux médias les plus réactionnaires, à tel point que la direction de la SNCF a massivement diffusé en interne les tracts et communiqués de la CFDT.
La pratique des assemblées générales souveraines est désormais une règle profondément inscrite dans chaque grève à la SNCF. Ce constat est important car il faut se rappeler que les premières assemblées générales décisionnelles datent de la grève des roulants de 1986-1987. La grève de novembre-décembre 1995 a ensuite généralisé sa pratique à tous les services du chemin de fer. Mais le principe des assemblées générales souveraines qui a été tardivement et lentement gagné doit encore se consolider car l’expérience démontre que la vigilance et la lutte doivent rester permanentes, rien n’étant jamais acquis. Les assemblées générales souveraines permettent aux cheminots de contrôler leur grève et de réaliser l’unité localement au-delà des divergences et des divisions syndicales. L’auto-organisation des travailleurs en lutte doit encore progresser pour déjouer les tentatives de manipulation des assemblées générales et la monopolisation de la parole par les responsables syndicaux ou les tribuns qui prétendent diriger les luttes. Les pratiques de démocratie directe, de mandatement impératif, de comités de grève élus, contrôlés et révocables à tout moment doivent se généraliser et s’inscrire dans les actes. La liaison des assemblées générales et leurs fédérations sur les plans régional et national est une nécessité impérieuse pour déjouer les magouilles des bureaucrates syndicaux et politiciens qui veulent détourner nos luttes à leurs profits personnels.
La liaison des luttes des cheminots avec les collectifs d’usagers est également un axe qui doit se développer. Des actions d’usagers solidaires ont été entreprises mais sont restées peu nombreuses et trop tardives. Cela est également dû à la faiblesse des structures interprofessionnelles de type unions locales comme à un certain corporatisme des cheminots. Pourtant l’information sur la grève doit d’abord être le fait des organisations syndicales et des grévistes eux-mêmes. En tant que travailleurs et utilisateurs des services publics, nous devons dans les deux cas nous organiser sur une base de classe et ne pas abandonner à des collectifs d’usagers dont le terme même efface toute référence aux classes sociales antagonistes le soin d’exprimer des revendications.
Des interrogations se font actuellement jour sur nos méthodes de lutte. S’il n’est évidemment pas question de remettre en question la grève comme arrêt de travail collectif, l’idée de la grève de la gratuité fait son chemin. Elle consisterait à faire rouler les trains en appelant les utilisateurs à ne plus payer leurs titres de transport. Si l’idée est séduisante, la gratuité des services publics étant un concept cher aux anarchistes et une grève décidant de faire rouler gratuitement les trains ne serait-elle pas un premier pas vers la grève gestionnaire et expropriatrice que nous appelons, elle se heurte pour l’instant au fait que ce moyen est considéré comme illégal malgré la décision de la Cour européenne des droits de l’Homme qui a établi en 2007 la possibilité de cette modalité d’action. Si rentrer dans l’illégalité n’est pas un problème pour les libertaires, il reste encore à convaincre les travailleurs du rail. Ce qui est sûr cependant c’est que cette hypothèse rendrait la grève largement populaire et déstabiliserait patronat et gouvernement.
Les militants libertaires et les anarcho-syndicalistes présents au chemin de fer continuent à se battre pour déjouer les tentatives de manipulation et de détournement de nos luttes. Ils et elles contribuent sur leurs lieux de travail et dans les assemblées générales à porter les pratiques d’assemblées générales souveraines, de mandatements impératifs et révocables et la coordination des assemblées générales et comités de grève sur un mode fédéraliste. Ils et elles continuent à porter un projet rupturiste fondé sur l’égalité économique et sociale, le fédéralisme libertaire et une société sans classes ni État. Les semaines et mois à venir nous diront si de cette grève des cheminots ont germé de nouvelles graines de révolte et de lutte.

Voie libre
Liaison des cheminots de la FA
voie-libre (arobase) federation-anarchiste.org



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Astynax

le 22 août 2014
Retraité cheminot et ancien militant CGT, je trouve cette analyse intéressante et pertinente. 2 remarques cependant :

- je pense que l'influence de SUD-rail est surévaluée dans l'article. Malgré certains bastions, sur l'ensemble du territoire et des métiers de la SNCF, cette organisation est peu ou pas représentée. Il n'y avait qu'à observer le cortège lors de la manifestation du 22 mai pour s'en apercevoir,

- concernant la fédération des cheminots CGT, si la mobilisation des cheminots (notamment les plus jeunes) et des militants de base a probablement influencé son attitude, il est évident qu'il y a eu bien avant (dès l'automne 2013) un changement dans l'appréciation de la réforme. Cela est peut-être plus dû à une évolution des projets de l'Etat et de la direction SNCF que de l'OS majoritaire.

Il est probable que, même à sa tête, la CGT cheminots n'est plus "monolithique" (syndrome clivage Front de Gauche !…) et que cela a des répercutions sur les stratégies et les luttes.

scalp

le 27 août 2014
En tant que gréviste non syndiqué, je ne suis pas d'accord pour minimiser le travail de SUDRAIL et son impact. Je me suis senti plus en accord avec eux. Concrètement, sur certains piquets de grèves, aucun autre militant que cégétiste.Horaires apporximatifs donnés par ceux ci sur leur propres sites de travail quant à l'embauche des jaunes et non grèvistes.Sentiment d'ètre ignoré et évincé lors de prise de parole au piquet, voire génant. Je ne me suis jamais caché de ma distance avec les syndicats et depuis quelque temps de ma sympathie envers les anarchistes et leur méthode de lutte.C'est la première fois que je m'implique autant dans un mouvement social. Je regrette que les piquets aient été organisés ainsi Je regrette le manque de renouvellement de grèvistes aux piquets qui n'a pas incité les indécis à rejoindre le mouvement.il y avait suffisamment de monde pour montrer à ceux ci que nous n'étions pas que des obstinés radicaux.J'ai pesté contre les prises de paroles dans les AG.

scalp

le 27 août 2014
Cette grève m'a couté très cher, cette fin de mois est très dure, je suis submergé de problèmes depuis pas mal de temps sans grand soutien. Je ne regrette pas d'y avoir participé, j'avais déjà gouté à 1995 et 2003, ça aide ! Je ne suis pas sur que je pourrais faire la prochaine tant ma situation semble inextricable.Force et détermination !