L’art en prison

mis en ligne le 12 juin 2014
1744ErnestPignonErnestLa galerie Fait & Cause, 58, rue Quincampoix, à Paris, est une création de l’association Pour que l’esprit vive. Elle a pour mission de favoriser la prise de conscience des problèmes sociaux où qu’ils se présentent à travers le monde.
Elle a choisi de privilégier le médium qui se prête le mieux à la dénonciation des injustices, des inégalités et de la misère : la photographie. Jusqu’au 17 mai, elle accueillait une exposition de photographies de Bruno Paccard et de dessins et de photographies d’Ernest Pignon-Ernest intitulée Dans les prisons de Lyon… Une exposition des œuvres d’Ernest Pignon-Ernest sur le même thème avait déjà été accueillie à la galerie Lelong, à Paris. 
Ernest Pignon-Ernest et Bruno Paccard se sont rencontrés, à Lyon, au moment où ils travaillaient l’un et l’autre dans les prisons Saint-Paul et Saint-Joseph désaffectées. De cette rencontre sont nées une amitié et des images croisées. Faisant alterner portraits, photographies et « yoyos », ces bouteilles en plastique pendues à un fil que les taulards utilisaient comme objets de messages, les deux artistes ravivent la mémoire et affichent leur empathie.
Devenues vétustes et surpeuplées, les prisons de Lyon Saint-Paul et Saint-Joseph ont été désaffectées en 2009 après que les détenus ont été transférés dans un nouveau centre pénitentiaire. Un projet, porté par la Sofade, l’université catholique de Lyon et Habitat et Humanisme, prévoit la création de bureaux, de logements sociaux et d’un campus universitaire (de 5 000 étudiants) dont l’inauguration est prévue en 2015. Ernest Pignon-Ernest et d’autres artistes ont été invités à y intervenir.
Plasticien, initiateur de l’art urbain, Ernest Pignon-Ernest a réinscrit sur les murs de ces prisons désaffectées (où il avait animé vingt ans plus tôt des ateliers de peinture), le souvenir de ceux qui y ont été incarcérés. « Avant que la transformation des lieux en campus ne provoque une amnésie collective, j’ai tenté d’y réinscrire par l’image le souvenir singulier d’hommes et de femmes, célèbres ou inconnus, qui y ont été torturés ou exécutés. Dans différents couloirs, cellules, cours, je me suis efforcé d’inscrire leur visage, leur corps, d’y introduire le signe de l’humain. La prison Saint-Paul de Lyon n’est pas une prison ordinaire. Klaus Barbie y a sévi. Jean Moulin, Raymond Aubrac, de nombreux résistants y ont été emprisonnés. Au cours de l’automne 1943, deux jeunes résistants y ont été détenus et guillotinés sur ordre de Vichy. » L’artiste n’oublie pas non plus, à une époque plus ancienne, Pierre Kropotkine qui séjourna à Saint-Paul, en 1883, pour avoir soutenu des ouvriers de la soie. On peut admirer le portrait d’un Kropotkine jeune, brun et bouclé.
Les images d’objets enchevêtrés, vieilles boîtes de Ricoré, vêtements déchirés, flottant au vent, évoquent une installation d’art contemporain. « Quand on voit ce linge déchiqueté, on est obligé de penser que quelqu’un a habité dedans. C’est l’idée de l’empreinte des corps. C’est une vérité, comme un pas dans le sable. Il y a eu quelqu’un, et la personne n’est plus là. » Un des dessins d’Ernest Pignon Ernest évoque le suicide des détenus : « C’est un corps suspendu, revêtu d’un drapé. Je ne suis pas croyant mais cela fait référence au suaire. »
Le photographe Bruno Paccard, quant à lui, vit et travaille à Lyon. Ces prisons ont longtemps fait partie de son environnement. Il a été missionné par les archives municipales de la ville pour y réaliser un reportage après leur fermeture. Il relate ainsi son expérience : « Habitant le quartier, j’ai toujours eu envie de photographier ces prisons. Une fascination qui me ramenait à mon enfance ou le mot “prison” était chuchoté dans le quartier italien à Nice où j’ai grandi. Quartier où l’on apprenait que le fils de Madame Untel était parti pour plusieurs mois et que l’on voyait revenir maigre et taciturne, que le “casse” de la poste, c’était le fils machin… Conscient de la chance que j’ai eu de ne pas me trouver de l’autre coté parce que j’étais trop certainement trouillard et trop sensible. J’ai exposé en 2010 aux archives municipales de Lyon un travail de nuit (derrière les voûtes) que j’avais fait en 1990-1992 avant que le quartier de la confluence ne change. Il y avait déjà les prisons dans ce travail photographique. C’est de cette manière que la directrice des archives m’a proposé de faire ces photos sur les prisons. Je suis resté à peu près trois mois, tout seul, dans cet espace terrible. Le premier jour, il avait neigé, les cours était blanches, ce qui a accentué ce terrible sentiment de solitude. Le choc, que j’ai ressenti en arpentant ces cellules, fut une tristesse profonde et les premiers jours, je n’ai pu rester trop longtemps. Puis, en lisant les graffitis dans les cellules, tous les sentiments m’ont traversé : colère, chagrin, injustice, etc. J’ai eu les larmes aux yeux lorsque je suis rentré dans cette cellule ou deux mineurs ont péri asphyxiés par le feu qu’ils avaient mis à leurs lits pour appeler les gardiens. Je n’ai pas vraiment les moyens de juger, mais en tant que citoyen, la question de l’enfermement pour tous se pose, comment a-t-on pu enfermer des hommes dans ces lieux immondes ! Je ne peux pas oublier cette phrase, qui est de Camus, je crois : “On mesure le degré de civilisation d’une société à l’état de ses prisons.” C’est la phrase que je me répétais, tout le temps : “Comment a-t-on pu ?” Les yoyos était le moyen de communiquer entre cellules. Ils accrochaient une fourchette ou une cuillère tordue, un bout de drap ou une couverture déchirée, et au bout, quelque chose pour le voisin, cigarettes, médicaments, produits de toilettes, de l’eau, etc. Ils essayaient d’accrocher les barreaux de la cellule d’à coté ou d’en face. Comme l’exercice ne fonctionnait pas la plupart du temps, tout ces yoyos allaient s’accrocher dans les barbelés et restaient suspendus au-dessus des cours. Cette démarche servait aussi à énerver les gardiens, quand l’été il faisait trop chaud dans ces cellules confinées à trois ou quatre. De rage ou d’impuissance, ils jetaient tout ce qu’ils avaient sous la main. »