Un python dans le prince

mis en ligne le 26 juin 2014
Tenaces ténias
Le 14 juillet 1790, Son Altesse le prince de Talleyrand-Périgord, évêque d’Autun, athée notoire, célébra la messe de la Fête de la Fédération. Avant de dévider les oraisons, bénédictions et génuflexions de la parade sacrée, il glissa à ceux qui l’entouraient : « Surtout, ne me faites pas rire ! ». Vieux paradoxe des clergés en général, et du clergé catholique en particulier. Par définition, le clergé doit en savoir plus long que ses ouailles. Et depuis le concile de Trente, les prêtres catholiques se plient à six ans de solide formation intellectuelle, qui comprend la quasi-totalité des objections présentées par l’athéisme. Une éducation d’autant plus risquée qu’à nombre de ces objections, la seule réponse consiste à prier pour que Le Seigneur renforce la foi de l’impétrant. C’est pire encore aux États-Unis, où les jeunes chrétiens n’ont en général pas la moindre idée que la Bible a eu beaucoup d’auteurs, à des dates très différentes, ni que ses textes ont été profondément chamboulés et triturés (saviez-vous que les Épîtres de St-Paul ont été écrites avant les Évangiles ?). Lorsque c’est l’Église ou l’université elles-mêmes qui les en informent, le choc est rude. Quelques-uns partent sur-le-champ. Mais la plupart restent, cependant que le petit ténia du doute devient peu à peu un python vorace.
Le contact avec les fidèles n’améliore pas les choses. À écouter les confessions de dizaines de laïcs qui avouent trouver un peu durs à avaler la Trinité (un seul Dieu mais trois personnes, un pigeon mais sans fiente, etc.), la présence réelle du Christ dans six grammes de pain azyme, la virginité de Marie, on en passe et des meilleures, les prêtres (ou les pasteurs) ébranlés se rendent compte qu’ils sont loin d’être les seuls à pâtir des élans de la raison. Mais à découvrir aussi la foi littérale, imbécile, arrogante de soumission bovine de la part meuglante de leur troupeau, ils ne peuvent manquer d’associer foi et bêtise.

De l’efficacité américaine et des affaires intimes
Aux États-Unis, les sondages d’opinion révèlent que les athées bénéficient de l’estime de leurs compatriotes à un degré encore moindre que les pédophiles. Une situation dont ils se sont lassés. Ils ont pris l’offensive. Une de leurs initiatives, des plus inattendues mais des plus logiques, comblera d’aise amusée les habitants du vieux pays catholique que nous sommes. Daniel Dennett, célèbre philosophe, inlassable défenseur de l’évolution darwinienne (dans la terre natale du créationnisme) a créé un site Web clergyproject.org strictement réservé aux ecclésiastiques athées. Ou aux ecclésiastiques tentés de le devenir. Ou inquiets de le devenir. Ou se sentant glisser sur la mauvaise (ou la bonne, c’est selon) pente. Ou « juste curieux ». On dirait une liste des excuses des amateurs de pornographie. Un site réservé aux menteurs conscients de l’être, et pas trop heureux ni fiérots de l’être. Un site auquel ne peuvent accéder pleinement que les clercs qui donnent aux administrateurs du site la preuve qu’ils sont bien une soutane en peine, et pas un journaliste en mal de sensationnel ou un maître-chanteur en embuscade. Un site qui, évidemment, fait saliver : lire les doutes et l’éveil graduel de professionnels du mensonge ! Oui, un site dédié au soutien psychologique des menteurs. Car on y propose du mastic aux âmes fissurées : vous n’avez pas été le seul à mentir, et d’ailleurs, si vous voulez cesser de mentir, venez lire les témoignages de défroqués heureux. Parce que, comme Dennett le raconte dans son livre Caught in the Pulpit, Leaving Belief Behind, sauter le pas n’a rien d’aisé. Il faut admettre en public, non seulement qu’on s’est trompé pendant dix, vingt, trente ans, mais aussi qu’on a trompé ceux qui vous ont fait confiance. Il faut annoncer aux gens qui vous ont écouté, respecté, obéi que vous leur avez menti, sciemment. Leur annoncer que leur foi est absurde. Mais il faut aussi changer de métier. Pas très facile, dans ce pays bigot, d’aller voir un recruteur pour un poste dans les ressources humaines (on espère que des prêtres athées se choquent de cette expression ignoble), en expliquant qu’on a été pasteur, puis qu’on a décidé qu’on a menti, et qu’on a décidé de ne plus mentir. L’honnêteté, l’honnêteté que l’on n’a pas peur d’afficher, l’honnêteté pour laquelle on n’a pas peur de prendre des risques, terrifie les employeurs, chacun sait cela. Coming out d’homosexuel, coming out d’athée ? Moments difficiles, moments magnifiques.