Quand le vent des trains siffle dans la rue du quai

mis en ligne le 5 juin 2014
1743trainUn peu de technique
Le réseau ferroviaire est un système ! Plus complexe qu’on ne l’imagine, et dont personne n’a une vision complète. C’est une vision nécessairement collective entre ceux de la voie, de la signalisation, du matériel, etc.
Le système ferroviaire s’est construit dans des compromis constants entre les infrastructures et les mobiles, aux cycles différents. Un matériel ferroviaire est exploité sur 30 ou 40 ans, avec des opérations de rénovation lourde (moment clé pour des sauts de performances) au bout de 15 ans. Les voies ont des cycles de régénération lourde plutôt de 20 ans. Quant aux gares, elles étaient construites pour cent ans au moins et les rénovations lourdes (de quais par exemple) sont plutôt à 25 ou 35 ans. Le temps de diffusion d’un standard se fait donc sur des échelles de 30 ans pour les mobiles, 50 ans pour des installations fixes. Les sauts techniques sensibles nécessitent de toucher à tout en même temps. La grande vitesse sur rail, par exemple, est autant due au matériel (capacité des moteurs, faible charge à l’essieu…) qu’à l’infrastructure (armement d’une LGV sensiblement plus lourd qu’une voie classique, niveau de maintenance accru…), qu’aux interfaces (capacité du couple pantographe/caténaire à rester en contact à 300 km/h malgré les effets d’onde ou de frottement).
Le système ferroviaire a élaboré des normes, pour permettre l’effet réseau, notamment international. Ce fut un des rôles de l’UIC (Union internationale des chemins de fer) que de créer des minima garantissant un champ d’interopérabilité. Pour le gabarit des trains, la fameuse fiche UIC 505-1 fixe un minimum européen. Mais les réseaux français et italien sont les plus aux limites de ce gabarit, quand les réseaux nordiques ont plus de marge. Le réseau britannique est plus étroit (mais les enjeux d’interconnexion avec les réseaux du continent sont longtemps restés limités).
Le système ferroviaire est fait aussi de « techno-diversité » au sens où l’exploitation d’un train de fret n’induit pas les mêmes contraintes qu’un autorail, qu’un train spécial utilisé pour la réalisation de travaux ou qu’un TGV. Tout ça doit pourtant rouler sur les mêmes voies. Il n’y a donc pas une capacité intrinsèque du véhicule à une utilisation ferroviaire, mais des conditions (gabarit, rayon de courbures, vitesse de circulation, etc.) qui permettent à tel engin d’emprunter telle voie pour tel usage.
Le système ferroviaire est vivant, car entre chaque pas de rénovation lourde la maintenance régulière amène tous les éléments du système à des ajustements, certes minimes et chacun à l’intérieur de ses marges de tolérances, mais qui, s’ils font évoluer chaque élément dans un même sens, peuvent amener le système dans son entier près de ses limites théoriques. La connaissance physique réelle d’un réseau comporte une marge d’incertitude, fût-elle de quelques centimètres. On citera l’exemple du train des liaisons Eurostar, dont la première rame construite a été envoyée sur le réseau anglais bardée de polystyrène aux endroits saillants du gabarit du train, pour vérifier concrètement, au-delà de tout calcul, là où ça risquait de frotter.
Enfin, le gabarit est affaire de dynamique. À 10 km/h avec une voie correctement entretenue (garantissant un plan de roulement sans anomalies), les trains occupent le gabarit de leurs cotes extérieures. À 160 km/h et/ou sur des voies dégradées, les effets de balancement font qu’un train a besoin de marges supplémentaires au-delà de ses strictes cotes extérieures. Pour exemple la gare de Bordeaux St-Jean, et les travaux pharaoniques pour repenser complètement le plateau de voies au nord (qui, avec deux voies seulement, constituait un goulet d’étranglement pour le trafic actuel, et devenait rédhibitoire en ajoutant le trafic de la LGV Tours-Bordeaux). Pour garantir, dans la nouvelle configuration, une entrée en gare des trains à 60 km/h, il a fallu rescinder de 20 cm la pile d’un pont-route traversant les voies, objet de travaux lourds et chers. Les trains passaient très bien avant, mais à 30 km/h. C’est donc ici l’exigence d’exploitation de fluidifier l’entrée nord de Bordeaux qui a induit cette disposition nouvelle des infrastructures.
Quant aux nouveaux TER, prévus pour le trafic régional des 30 prochaines années (ne pas oublier la dimension de temps d’un réseau ferroviaire), elles doivent assurer un saut de performances en termes d’aménagement et d’accessibilité. Il y aurait beaucoup à dire sur ces aménagements de la modernité : sièges plus larges aussi pour intégrer l’obésité croissante (or il y a un lien statistique proportionnel entre l’obésité et la pauvreté), équipements d’(auto) contrôle social (caméras, écrans avec publicités lobotomisantes…). Mais l’accessibilité PMR (acronyme technocratique de « personne à mobilité réduite ») est sans doute le moins contestable. Or il renvoie à l’interface quai-voiture, casse-tête à l’échelle d’un réseau entier. C’est donc en toute connaissance de cause qu’on a autorisé les constructeurs à aller aux limites du gabarit UIC 505-1.
Les ingénieurs SNCF se doutaient bien que la contrepartie serait des aménagements à faire sur certaines infrastructures fixes et notamment des quais. Simplement, lorsque le marché est passé en 2009, on ne pouvait savoir où, dans quelles proportions, ni pour quels montants. C’est à partir de 2011 qu’on en a eu une idée plus précise, et l’on voit alors, à l’échelle du système ferroviaire, que c’est très marginal : 1 500 quais à raboter sur les 8 000 concernés par ces trains (15 %), pour 50 millions d’euros, à amortir sur 30 ans d’exploitation de ce nouveau standard de trains (voire plus si l’on considère que ce standard durera au-delà de cette série de matériel).

Beaucoup de politique
Depuis 1997, le système ferroviaire subit une première césure (dé) structurante avec la création de RFF, à qui ont été données la propriété des infrastructures, et la dette financière du système ferroviaire (la SNCF continuant à entretenir le réseau). Aucune considération d’efficacité technique du système, donc. Juste des critères financiers de dette publique (Accord de Maastricht de 1992), et une entité RFF composée au départ, soit d’aigris de la SNCF, soit de technocrates et d’ingénieurs originaires du monde routier, tous ayant à cœur d’en remontrer à la SNCF « dinosaure ». Ces antagonismes très forts se sont développés autant entre castes d’ingénieurs (la SNCF étant traditionnellement un fief des « X-Ponts »), que vis-à-vis du corps social des cheminots dont il fallait réduire les capacités de résistance.
Parallèlement, depuis 2004, les Régions sont les autorités organisatrices des transports régionaux, enjeu électoral fort car il touche toute la population. Se sont alors systématisés des conventionnements multiples Régions/SNCF/RFF, pour la définition des services et leurs financements (exploitation, nouveaux matériels, amélioration des infrastructures…). Or en matière de service public, les collectivités locales ont un modèle : la concession. Et des spécialistes de ce modèle : les ex-« marchands de flotte » Générale des Eaux et Lyonnaise des Eaux, devenus Vinci, Eiffage ou Bouygues. Pour les transports, ont émergé à côté les filiales privées de groupes publics (Kéolis pour la SNCF et Transdev pour la RATP). L’association de ces couples (édiles locaux + caciques du capitalisme français) unis par le financement des campagnes électorales (oups ! ma langue a fourché !) ne cessent donc de pousser pour faire de chaque TER régional un mini-réseau autonome, qui pourrait être transféré à d’autres que la SNCF.
Maintenant, mettez-vous à la place des négociateurs des conventions de financement des nouveaux matériels TER. Même si on sait qu’il y aura des aménagements nécessaires sur les infrastructures, il est difficile de rajouter 50, 75 ou 100 millions sans avoir encore rien de concret en face. D’autant que les financeurs ne raisonnent pas à 30 ans minimum (échelle de temps du système ferroviaire), mais à 6 ans maximum (mandature régionale). En outre, il s’agit là de conséquences pour RFF, de l’acquisition par la SNCF de matériels financés par les Régions. Le jeu des acteurs concourt donc à ce que cet « inconnu-certain » soit toujours renvoyé sur le petit copain et/ou à plus tard.
Mais la consistance des travaux s’est précisée depuis 2011, les travaux ont commencé depuis 2013, et les Régions le savent parfaitement. Alors pourquoi ce buzz soudain et ciblé, le 21 mai 2014 ?

Énormément de médiatique
En organisant de toute pièce ce coup médiatique autour de l’énormité des « trains trop larges » (utilisant tous les ressorts du système, dont la figure de l’indépendance : Le Canard enchaîné), les Régions ont coincé les responsables RFF et SNCF. Hors de question en effet, pour ces derniers, de voler publiquement dans les plumes des patrons de Régions. Surtout que, pour parer l’attaque, il aurait fallu expliquer patiemment ce que vous venez de lire. Or l’espace médiatique mainstream ne le permet pas. Le patron de RFF n’a même pas essayé et a d’emblée promis que RFF financerait seul ces aménagements. Et voilà un premier enjeu gagné pour les Régions : grossir la « dette » de RFF, donc de l’État (oups ! ma langue a encore fourché, car ce lien RFF/État est tabou pour les critères de l’Union européenne), et non pas celle des Régions, même si ce sont elles qui bénéficieront de l’exploitation des nouveaux TER.
Et puis il y a la réforme du système ferroviaire, au Parlement à la mi-juin. Il y aurait des Monde libertaire entiers à écrire sur la démystification de cette réforme. Retenez pour l’immédiat que, derrière le discours de réunification sous la bannière SNCF, il s’agit en réalité de trois entités juridiquement distinctes, et de la séparation définitive de l’infrastructure et des opérateurs de services ferroviaires. La réunification de certaines composantes de l’infrastructure se fait donc au prix de la séparation entre celle-ci et les mobiles, c’est-à-dire la négation d’un système, et en organisant encore plus les antagonismes entre les intérêts d’un gestionnaire d’infrastructure et ceux d’un opérateur de services ferroviaires. En outre, de 1 acteur originel (SNCF), on est passé à 3 acteurs en 1997 (SNCF, RFF et EPSF), puis 4 (avec l’ARAF), puis demain 6 (SNCF, SNCF-Réseau, SNCF-Mobilité, EPSF, ARAF, Haut Comité des opérateurs ferroviaires). Bonjour la réunification du système ferroviaire !
Dans ce contexte, la présentation outrancière des « trains trop larges » parce que SNCF et RFF ne savaient pas se parler sert le martèlement médiatique pour cette nouvelle réforme assurant prétendument la réunification. Sur ce terrain, les enjeux sont à la fois convergents et divergents. Ça permet à tous les potentats (le président de la SNCF à l’origine de cette réforme, celui de RFF qui va avoir son joujou complet, le gouvernement, les grands dépeceurs de services publics qui attendent d’en profiter, les parlementaires et les élus régionaux…) de pousser dans le sens de la réforme à grand renfort de petites phrases sur la rigueur de gestion des affaires publiques (dont l’affaire Coppé-UMP vient montrer combien ils sont eux-mêmes exemplaires). Mais à l’intérieur de la meute des loups, c’est aussi pour les Régions le moyen de monnayer leur financement majoritaire du système ferroviaire contre plus de pouvoirs (soutenues en cela par les groupes industriels et financiers avides de profits privés sur les fonds publics). Et voilà un deuxième enjeu au buzz ! Plus complexe car faisant intervenir plus d’acteurs, mais bien réel.
Mais n’oublie-t-on pas un autre acteur ? Le corps des cheminots, bien sûr, qui s’était constitué au fil des décennies sur cette conscience aiguë de l’interdépendance de tous les éléments du système ferroviaire, et qui subit depuis 30 ans, au cœur même de chaque poste de travail, la casse de tout ce qui unifiait et mutualisait. Qui voit l’inefficacité croissante d’un système éclaté, plus rigide, plus coûteux, moins sûr (cf. l’accident de Brétigny). Qui souffre d’un management qui disloque et détruit (c’est par dizaines que les suicides se comptent à la SNCF ; mais pour ça c’est l’omertà médiatique). Alors, quand des cheminots veulent encore organiser la résistance, ce buzz énorme qui disqualifie l’ancien système et vante sa réforme permet de brouiller les discours et de disqualifier aussi ceux qui disent cette réforme-là est pire. Et voilà le troisième enjeu : disqualifier toute parole sociale, fût-elle appuyée sur la connaissance technique, concrète et psychologique du travail réel, dans un système avec ses caractéristiques propres.

Se réapproprier le débat
Concluons de tout cela qu’il nous faut nous réapproprier un minimum les enjeux techniques, économiques et sociaux de tout ce dans quoi nous sommes les uns et les autres. Athénées, universités populaires, Monde libertaire, Radio libertaire (et autres médias des organisations revendiquant l’utopie anarchiste) sont des enjeux cruciaux pour nous émanciper de la machine médiatique phagocytée par les puissants. Soyons les David de ces Goliath : si chaque lecteur de ce journal le fait lire à 20 000 autres personnes, nous toucherons les raisons individuelles et la raison collective. À l’époque des « amis » et des « followers », ce devrait être du gâteau !



Sitta Neumayer
Groupe libertaire Louise-Michel et militant SUD Rail