Trois quarts d’heure d’éternité

mis en ligne le 22 mai 2014
Il s’agit de parloirs au centre pénitentiaire de Fresnes. L’auteure, Rebecca Wengrow, nous raconte les rencontres très étonnantes d’Eva avec un prisonnier exceptionnel. C’est un militant anticarcéral, qui se bat contre les quartiers d’isolement. Il s’appelle Seth. Les parloirs sont ceux de l’impossible. Un muret sépare jusqu’à mi-hauteur le détenu de la visiteuse. Il est interdit de se lever, de se toucher, de faire l’amour. Parler est autorisé…
Face à l’intolérable, il ne reste que la folie et l’intensité. Le baiser remplace l’acte prohibé. Les bouches et les langues se mêlent. Le maton passe et crie de se rasseoir. Mais les corps résistent. C’est le combat. Dans un état de totale excitation, de ferveur indestructible et d’amour partagé, Seth et Eva atteignent le sublime, qui est aussi la sublimation. La bouche devient un sexe. Le danger augmente le désir et parachève la substitution.
Quand le plaisir est anéanti, voire diabolisé, il reste la déréliction de la transgression. Rebecca nous emmène avec elle devant la prison, nous fait parcourir tous les trajets à l’intérieur des murs et nous entraîne même dans l’espace exigu du parloir. Nous retrouvons les familles de prisonniers avec leurs drames, les surveillants indifférents, inhumains et même sadiques. Nous vivons l’attente, l’angoisse, le stress, l’état d’urgence, la séparation brutale (« Terminé ») et la morosité du retour.
Pourtant, subsistent les images, les mots, les sensations, les touchers vertigineux… Mais c’est la descente aux enfers de l’absence, de la solitude et du manque. Quitte même à douter d’avoir vécu de tels instants. Le souvenir s’estompe comme un rêve. Cela a-t-il vraiment existé ?
Rebecca Wengrow relate et analyse ce qui arrive à Eva avec une redoutable lucidité. Toutes les « femmes de parloir » se retrouveront dans ce récit. Les descriptions sont fulgurantes. Mais cela va encore plus loin. L’auteure nous fait vivre Seth avec une clairvoyance sans concession. Elle comprend ses réactions. Pourtant, il se comporte parfois de manière énigmatique. Mais elle sait, avec une profonde certitude, pourquoi ses réponses à ses questions et ses actes ont une cohérence absolue malgré l’apparence de la plus totale aberration.
Un homme, privé d’amour et de liberté, devient fou et hyperrationnel, pour ne rien laisser voir. Mais sa logique échappe à tout entendement. Il est libertaire parce qu’il est revenu de tout. Il est hyperaffectif parce qu’il ne ressent plus rien. Il pense plus à l’autre qu’à lui-même car il est quelque part mort psychiquement. Eva estime, à juste titre et comme beaucoup de compagnes de prisonniers, que l’amour est ce qu’il y a de plus important au monde. Mais le détenu, qui a perdu tout espoir, se constitue en guerrier implacable. L’urgence est de détruire ce qui rend l’amour impossible. L’injustice est la cible première. Le militant de la lutte anticarcérale est acharné à abattre les murs.
Il n’a pas le temps de s’attendrir. À la limite, il ne semble même plus disponible pour l’amour. Alors pourquoi continuer à vivre ? Pourquoi être amoureuse de lui ? À quoi bon s’obstiner à aimer. Rebecca pose la question : « Quelle était cette fascination des femmes pour les hommes enfermés ? » Sans doute, en pareille situation, la compagne n’a pas de rivale… À voir ! Se poser d’aussi importantes questions peut nous amener à trouver de terribles réponses : la lutte contre la haine et la mort. Peut-être aussi contre les camps de concentration et même d’extermination.