Le jurassique contre l’index

mis en ligne le 15 mai 2014
Avouons-le : l’anarchiste fait chier le peuple
L’anarchiste lève le doigt (l’index plus souvent encore que le majeur), et l’agite et fait tut-tut. L’anarchiste donne des leçons (en particulier dans les colonnes libertaires, et surtout quand il signe d’un pseudonyme vaguement russe qui ne trompe personne). L’anarchiste est ceinture noire de sermon, Meilleur Rabâcheur de France, champion du monde toutes catégories d’homélies, docteur d’État (un comble !) en prêchi-prêcha. D’où, en partie, le peu de succès de l’anarchisme. Et voilà que survient le ludion, le lutin, l’homme qui sourit. Pas vraiment un inconnu dans le petit monde anarchiste : Ronald Creagh. Ronald Creagh n’est pas exactement jeune, à dire vrai il est même antique, un peu antédiluvien et contemporain de la faune du jurassique, à moins que ce ne soit celle du crétacé. Mais il a un besoin pressant, le même que celui qui agite les adolescentes sur les bancs des collèges : rire, sourire, se moquer un peu et apprendre beaucoup. Alors, probablement lassé du sinistre et sombre sérieux de la prose libertaire, Ronald a écrit Les Zanars (Atelier de création libertaire, 8 euros). Il est bien bon de ne pas avoir écrit « les nanars ».

Abondant, ou brillant ?
La brochure de propagande anarchiste constitue un genre abondant, mais pas toujours brillant. Sauf dans le cas de Ronald. Les Zanars emprunte la voie royale du pamphlet, l’allégorie. L’allégorie est fabuleusement efficace ; Swift, Voltaire, Cousse, Orwell l’ont prouvé. Elle est également fabuleusement casse-gueule, et la plupart des aspirants allégoristes ont accumulé attelles, plâtres et bandages dans leurs obscures carrières. Mais cette histoire des zanars et des numéroïdes est éblouissante. Ronald réussit l’exploit d’infliger à la lectrice une bonne demi-douzaine de concepts plutôt abstraits (vous reprendrez bien un zeste de cosmologie ?) et, d’ordinaire, d’accès difficile, sans qu’il soit aucunement besoin de réfléchir à l’excès. Et pourtant, ça rentre. Car même si notre Libertaire Pépère jonche son allégorie d’allusions et de clins d’œil, on peut aborder son Opus Barnum avec fort peu de connaissances livresques ou philosophiques et en ressortir nettement plus intelligent que l’on est entré.

Mordre la pomme et recracher le moisi
Incidemment, Ronald Creagh sait fort bien que l’allégorie, une technique des plus versatiles et des plus opportunistes, peut servir tout et son contraire, et que depuis des millénaires on l’a enrôlée dans les causes les plus étroites et les plus bornées. Aussi a-t-il pris soin que son texte pétillant défende son anarchisme à lui : un penchant plutôt qu’une cause, plutôt qu’une pose. Une inclination, pas une incantation. Un jour qu’imprudemment dans la conversation j’utilisai le mot « anarchiste » comme s’il s’agissait d’une espèce particulière, d’une entité intangible, d’une identité éternelle, Ronald me reprit doucement et suggéra que personne n’est anarchiste, mais qu’au mieux « nous avons des moments anarchistes ». Précieuse remontrance, aussi brève que féconde et inoubliable. Les zanars pratiquent, ou du moins tentent de pratiquer, la curiosité, l’ouverture d’esprit, l’autonomie pas le solipsisme, et recrachent, comme on recrache un bout de chair moisie mordu dans une pomme apparemment saine, la pensée binaire :
« Les femmes entonnèrent le chant :
– Il y a le vrai.
Les hommes reprirent :
– Et il y a le faux.
Ils continuèrent en alternant :
– Il y a le bien
– Et il y a le mal.
– Il y a le yin
– Et il y a le yang
– Il y a le riche
– Et il y a le pauvre
– Il y a moi
– Et il y a les autres
– Il y a les amis
– Et il y a les ennemis
– Il y a le chaud
– Et il y a le froid
– Il y a l’esprit
– Et il y a le corps
– Il y a les humains
– Et il y a la nature
– Il y a ceux qui commandent
– Et il y a ceux qui obéissent
– Il y a les hommes
– Et il y a les femmes
– Il y a les hommes
– Et il y a les dieux…
– Mais il y a aussi les nuances et la subtilité, les indéterminés et les poètes, les artistes et les magiciens.
Et tous reprirent en chœur :
– Et tout événement est infiniment riche. »
De cette richesse-là nous sommes tous les milliardaires et personne d’autre n’en est pauvre que les milliardaires, ceux du monde idiot.