Actualité de Simone Weil : à propos de "L’Enracinement"

mis en ligne le 15 mai 2014
1741SimoneWeilEn 1949, Le Libertaire (n° 206, 9 décembre 1949) rendit compte de L’Enracinement de Simone Weil peu après sa parution. C’était le deuxième livre de Simone Weil publié à titre posthume. En effet, de son vivant, elle avait donné de nombreux articles dans des revues comme Libres Propos d’Alain, La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte, La Critique sociale de Boris Souvarine, mais aussi L’école émancipée, Le Libertaire, Les Nouveaux Cahiers, Syndicats ou Vigilance, l’organe du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, mais n’avait publié aucun ouvrage.
Dans Le Libertaire, Maurice Lemaître, en parlant de ce livre, se proposait d’« aider le lecteur à trouver, à travers la production littéraire actuelle, le chemin des auteurs de premier ordre et d’inspiration vraie ». L’auteur de l’article avait vu juste : Simone Weil est bien un auteur de premier ordre d’une rare inspiration. En effet, chacun s’accorde aujourd’hui à la considérer comme l’un des plus grands philosophes français du XXe siècle. Elle accède désormais au rang de « classique » comme en témoigne le récent Cahier de l’Herne qui lui a été consacré. Et, comme pour tout classique, le mouvement vient de loin et a sans doute commencé avec le début de la publication de ses Œuvres complètes par les éditions Gallimard à la fin des années 1980.
Publié sous la direction de Robert Chenavier, le second tome des « Écrits de New York et de Londres » des Œuvres complètes de Simone Weil est tout entier consacré à une édition scientifique de « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain », qu’Albert Camus édita sous le titre de L’Enracinement dans sa collection, « Espoir », chez Gallimard.
Le texte de ce volume se tient au plus près des manuscrits et en propose les différentes variantes. Il comporte également deux avant-propos substantiels (l’un de Patrice Rolland, l’autre de Robert Chenavier) et un imposant appareil critique : nombreuses et utiles notes de référence, tant sur l’œuvre de la philosophe que sur le contexte où elle a été écrite ; index des noms (personnes, peuples, pays, villes) et des notions – ce dernier étant particulièrement le bienvenu pour un livre d’une telle richesse conceptuelle dans les domaines les plus divers. Bref, un fort beau, et savant, travail qui gagnerait à passer au format poche pour remplacer l’actuelle édition, en Folio.
Née le 3 février 1909, Simone Weil a trente-quatre ans quand elle écrit ce texte, peu avant sa mort, le 24 août 1943 à Ahsford, dans le Comté du Kent en Angleterre. Elle est arrivée à Londres, venant par bateau de New York, le 14 décembre 1942, pour intégrer les services civils de la France libre comme rédactrice. Rapidement ses supérieurs s’aperçoivent que les travaux de bureau administratifs, même en lien avec l’action en France occupée, ne lui conviennent pas et qu’il convient « de la laisser libre d’écrire ce qu’elle éprouvait le besoin d’écrire ». Ce dont elle-même a la plus claire conscience quand, dans une lettre à ses parents, elle dit avoir « une espèce de certitude intérieure croissante qu’il se trouve en moi un dépôt d’or pur qui est à transmettre ». Le « dépôt d’or pur », c’est ce texte qu’elle écrit en quelques semaines, quasiment d’un seul jet. Au-delà de son aspect conjoncturel (les questions posées par l’évolution de la résistance, de la guerre, et la reconstruction de la France d’après-guerre), L’Enracinement est un texte politique atypique qui interroge la nature des sociétés contemporaines et en propose une critique radicale. Longtemps, ses critiques de la société de la IIIe République ont été assimilées par des commentateurs pressés à celles du régime de Vichy. Elle-même y avait répondu par avance en indiquant, par exemple, à propos de la doctrine régionaliste de Vichy, que « son seul tort en la matière est de ne pas l’avoir appliquée ». De même, Camus indiquait que le retour à la tradition que le livre invoquait n’était pas celle que l’on entend dans « certains milieux politiques et dans nos piteux manuels d’histoire, mais celle qui consiste à penser juste, à voir juste ». Relu aujourd’hui, L’Enracinement laisse encore plus apparaître une critique acérée des sociétés modernes qui n’a rien à voir avec un traditionalisme réactionnaire. Qu’elle évoque les médias « auprès desquels la cocaïne est un produit sans danger » ou l’impossibilité « qu’une démocratie subsiste, quand la police […] est ouvertement l’objet du mépris public », nombre de ses remarques semblent écrites pour répondre à des préoccupations actuelles.
Quel est le mal principal qui afflige les sociétés contemporaines ? C’est, selon elle, le « déracinement » qui se décline sous trois formes : le « déracinement paysan », le « déracinement ouvrier » et le « déracinement national ». Une phrase résume son propos : « Qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas. » Et Simone Weil définit ainsi l’enracinement : « L’âme humaine a besoin par-dessus tout d’être enracinée dans plusieurs milieux naturels et de communiquer avec l’univers à travers eux. La patrie, les milieux définis par la langue, par la culture, par un passé historique commun, la profession, la localité, sont des exemples de milieux naturels. Est criminel tout ce qui a pour effet de déraciner un être humain ou d’empêcher qu’il prenne racine. » À l’heure de la mondialisation et de la « modernité liquide » qui laissent les individus seuls face à des forces qui les écrasent, les mots de Simone Weil opposent une véritable digue intellectuelle aux discours dominants. Il est, bien sûr, impossible de donner ici une idée, même partielle, de la richesse de ce livre. Arrêtons-nous seulement sur trois aspects, généralement négligés, de son contenu.
Tout d’abord, Simone Weil y livre une conception de l’histoire extrêmement originale. Ecrivant que, « par la nature des choses, les documents émanent des puissants, des vainqueurs », Simone Weil définit l’histoire comme « une compilation des dépositions faites par les assassins relativement à leurs victimes ». Mais, en même temps, elle affirme qu’il « serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir ». Pour échapper à une connaissance du passé écrite par les vainqueurs, Simone Weil affirme la nécessité d’une contre-histoire, même si elle n’emploie pas explicitement le terme, faite du point de vue des dominés, des vaincus, et qu’on retrouve tout au long de son œuvre depuis son article de La Critique sociale sur la révolte des Ciompi dans la Florence du XIVe siècle en passant par ceux où elle compare l’Empire romain au nazisme ou ceux où elle voit dans le Pays d’Oc le centre de la civilisation romane avant sa destruction. Tout spécialement, dans L’Enracinement, elle revisite plusieurs périodes de l’histoire de France, en particulier à partir de Richelieu : à ce moment-là, la monarchie « a été remplacée par une machine d’État à tendances totalitaires, qui, comme le dit Marx, non seulement a subsisté à travers tous les changements, mais a été perfectionnée et accrue par chaque changement de régime ». Elle définit le régime de Louis XIV comme une « monarchie totalitaire ». Depuis lors, la centralisation étatique, ancienne et profonde, a accentué le déracinement et laissé l’État omnipotent et omniprésent. Loin d’être un danger extérieur à l’histoire nationale, Simone Weil voit dans le totalitarisme du XXe siècle, non une spécificité de l’Allemagne, mais « le fils légitime de l’État-nation, centralisé » qui se développe de Louis XIV à Napoléon Ier en passant par la Révolution.
Ensuite, il faut noter que, dans le droit fil des conceptions qu’elle avait développées durant ses années de militantisme syndical, Simone Weil affirme encore dans L’Enracinement une conception précise de la révolution qui balaye bien des idées reçues. Selon elle, le même mot recouvre « deux conceptions absolument opposées » : « L’une consiste à transformer la société de manière que les ouvriers puissent y avoir des racines ; l’autre consiste à étendre à toute la société la maladie du déracinement qui a été infligée aux ouvriers. » Et elle précise : « Il ne faut pas dire ou penser que la seconde opération puisse jamais être le prélude de la première ; cela est faux. Ce sont deux directions opposées qui ne se rejoignent pas. » La non-prise en compte de ce double aspect antithétique de la révolution sous les mêmes slogans, n’est-il pas l’une des causes principales de l’échec des tentatives révolutionnaires et de leur discrédit actuel ? À tout le moins, la question mérite d’être posée directement et sans faux-semblant !
Enfin, un dernier point. Malgré son éloignement des milieux syndicalistes et de La Révolution prolétarienne, Simone Weil écrivait encore en 1937 que « la lutte des classes, c’est, de tous les conflits qui opposent des groupements humains, le mieux fondé, le plus sérieux, on pourrait peut-être dire le seul sérieux ». Dans L’Enracinement, elle livre une remarquable analyse de l’évolution du syndicalisme. Selon elle, dans la première moitié du XIXe siècle, « l’inspiration centrale du mouvement ouvrier français » était « l’amour de la justice » qui « prenait fait et cause pour les opprimés du monde entier ». Durant ces années, c’était « un mouvement populaire, aussi mystérieux dans son origine, aussi singulier, aussi inimitable qu’une chanson populaire ; il a une tradition, un esprit, un idéal ; il a ses héros, ses martyrs et presque ses saints, la plupart inconnus ; il ne correspond ni à une doctrine, ni à une tactique, ni à une opportunité quelconque, mais aux aspirations et aux besoins du peuple à une certaine période de l’histoire ». Reniant ses origines, il est devenu « une simple administration qui constitue un rouage dans le fonctionnement du régime » pour son aile réformiste ; « un simple appendice de l’appareil d’Etat russe » pour son courant stalinien – les deux ne se mobilisant que pour des questions de « gros sous ». Mais, malgré tout, évoquant l’esprit des corporations, elle insiste sur le fait que « les faibles restes de ce syndicalisme sont au nombre des étincelles sur lesquelles il est le plus urgent de souffler ». Et elle livre également de longues considérations sur la nécessité de l’accès des ouvriers à une culture intellectuelle et aux nombreux obstacles que ce projet rencontre.
Au vu de ces quelques remarques, il apparaît clairement que la pensée de Simone Weil est enracinée dans une culture antiautoritaire qui, malgré les aléas de ses engagements politiques, se revendique du syndicalisme révolutionnaire et du principe de l’autonomie ouvrière contre le modèle léniniste de conquête et d’exercice du pouvoir. Rien qu’à ce titre, la lecture de L’Enracinement s’impose, tout en sachant qu’il contient beaucoup plus que cela puisque, comme Albert Camus l’avait souligné, il s’agit de « l’un des livres les plus lucides, les plus élevés, les plus beaux qu’on ait écrits depuis fort longtemps sur notre civilisation ».


Charles Jacquier