À propos des mouvements et des courants de l’anarchisme : tendances ou déviances

mis en ligne le 10 avril 2014
1738VallotonMax Nettlau indiquait que, « vers 1880, trois conceptions anarchistes se manifestèrent avec vigueur :
– La conception collectiviste, en Espagne, qui fut proclamée par l’Internationale. […]
– La conception communiste, qui se répandit en France, en Italie, en Belgique, en Suisse, en Angleterre. […]
– La conception mutualiste-collectiviste, aux États-Unis ».
Ces tendances formèrent les courants syndicaliste, communiste et individualiste, devenus classiques dans la tradition anarchiste. Or, James Guillaume, qui fut, en quelque sorte, le premier historien de l’anarchisme, avait insisté pour faire du collectivisme, qu’il rattachait à une conception proudhonienne du socialisme, la doctrine de l’anarchisme, qu’il abandonna quand, à partir de 1874, Malon, De Paepe, Brousse et quelques autres l’entraînèrent vers un possibilisme électoraliste. Les premiers travaux de Guillaume et Nettlau mettent donc l’accent sur l’origine internationaliste de l’anarchisme et donnent au conflit Marx-Bakounine une importance décisive.
Claude Harmel et Jean-Louis Puech affirmeront la fin du proudhonisme dans l’Internationale et n’insisteront pas sur la rupture avec les socialismes autoritaires en 1848, 1863, 1871, et après 1874 le conflit qui opposa anarchistes et socialistes possibilistes dans l’Internationale sera minimisé, et la tradition historique communiste libertaire s’imposera. Mais, comme le remarque Nettlau, l’anarchisme était, en 1880, à un tournant de son histoire, dont l’origine remontait aux années 1848-1871 et dont le congrès antiautoritaire de Saint-Imier (1872) fut l’aboutissement. L’abandon de la théorie collectiviste laissera la place libre aux idéologies socialiste et ouvrière qui feront de l’anarchisme une simple émanation des mouvements sociaux, mais qui seront alors contraintes d’emprunter au marxisme les théories qui étaient censées lui faire défaut. Cette perspective idéologique en réaction aux dérives collectivistes a trompé des générations d’anarchistes et favorise encore l’idée d’une origine mythique en filigrane du communisme, largement reprise par les historiens marxisants du mouvement (Arvon, Maitron, Guérin, Tarrizo…).
Les anarchistes souhaitant révéler de nouvelles perspectives remettent aujourd’hui en question cette histoire. Gaetano Manfredonia remarque que le proudhonisme fut refoulé et dénonce l’illusion d’une classification purement idéologique, Irène Peirera aborde les dimensions humaniste et pragmatique à la recherche d’une nouvelle grammaire, Philippe Pelletier, contre les idées reçues et les postures, dévoile « l’increvable anarchisme », René Berthier s’interroge justement quant à sa naissance à Saint-Imier. Ronald Creagh avait rappelé que le tuckerisme est le premier mouvement individualiste et non, comme on l’indique toujours, le stirnérisme. Daniel Colson signalait que l’anarcho-syndicalisme est un « mythe » du syndicalisme révolutionnaire et non la continuation de l’anarchisme ouvrier des internationaux. Nous mesurons ici la difficulté que présentent une démarche classificatrice et la complexité des contradictions que des militants espagnols au début du XXe siècle voulurent dépasser en revendiquant un « anarchisme sans adjectif ». Mais, dans les années 1920, le mouvement militant figea ses orientations organisationnelles avec les notions de « synthèse » et de « plate-forme » qui accentuent l’exclusivisme idéologique. Frank Mintz, souhaitant donner une lecture généraliste de la mouvance anarchiste, nuance l’analyse de la plate-forme mais, en associant la « synthèse » aux déviations « social-démocrates », ne peut mettre fin au débat.
Jean Preposiet, dans son Histoire de l’anarchie, avait cru pouvoir conclure par ce jugement : « Ces irréductibles le savent bien : en politique, la spontanéité appelle un jour ou l’autre l’organisation et, de l’organisation au pouvoir, la distance est courte. Aussi n’ont-ils cessé de batailler entre eux sur cette question insoluble. »
L’incompréhension d’une authentique pensée anarchiste et sa réduction à une simple spontanéité libertaire qu’il conviendrait d’organiser animent aussi la réflexion des universitaires. L’anarchisme est pour Olivier Meuwly, de l’université de Lausanne, une théorie du chaos qui aurait besoin d’une doctrine rationnelle que l’auteur cherche dans son catalogue d’idéologies. Il insiste sur le danger fasciste qui guetterait tout projet libertaire (sa démonstration ne portant que sur le stirnérisme) et conclut par l’absence d’idéologie anarchiste « raisonnable » garantissant l’ordre social. Selon Meuwly, « la contribution anarchiste doit demeurer subordonnée à une structure étatique performante, qui fédère les intérêts particuliers dans un cadre général, acceptable pour tous. Sans cela, le chaos est programmé ». Il rejoint ainsi les Arvon, pour qui le socialisme pouvait sortir l’anarchisme de l’impasse libertaire, Guérin, pour qui le marxisme serait la solution, Skirda avec le plate-formisme, etc. La critique anti-anarchiste, formulée notamment par de grands penseurs comme Friedrich Nietzsche, Georges Palante ou encore Sigmund Freud, repose essentiellement sur une confusion de ce type. Il est d’ailleurs très significatif de constater que ces auteurs n’engagent pas de discussion avec Proudhon, mais se contentent de critiquer l’harmonie sociale des individualistes et le spontanéisme des communistes libertaires. Ainsi s’adressent-ils, non pas à la doctrine anarchiste, parfaitement méconnue, mais aux idées libertaires agrémentées par une tradition idéologique (l’harmonie fouriériste, l’activisme blanquiste ou le spontanéisme luxembourgiste, par exemple).
À partir de la fracture plate-forme/synthèse, néoanarchistes et postanarchistes reprennent aujourd’hui ce discours libertaire révélateur d’une fausse conception de l’anarchie, historiquement échafaudée et qu’il conviendrait de discipliner. Ainsi, le postanarchisme prétend revisiter l’histoire à l’aide de nouvelles pensées, comme celle de Spinoza, Foucault ou Deleuze, s’inspirant de Nietzsche, de la pensée de 1968, Gramsci, Edgard Morin, etc., comme s’il n’y avait pas de théoriciens anarchistes (voir Philippe Pelletier à propos de Foucault dans Le Monde libertaire n° 1730)… La remise en cause de l’histoire traditionnelle est néanmoins intéressante et stimulante mais, en s’égarant dans ce que Maurice Joyeux qualifiait de « paroxysme » de l’anarchie (voir, par exemple, l’anarchisme ontologique et épistémologique), le postanarchisme s’enfonce dans un « réformisme » que lui reproche alors le néoanarchisme « révolutionnaire ». Or, ces mouvements demeurent de purs produits de la gauche radicale insidieusement invitée dans la tradition du mouvement par la lignée des De Paepe, Cafiero, Most, Sorel, Serge, Fontenis, Guérin, etc. L’ambition de ces néoanarchistes et postanarchistes semble consister à unifier les luttes libertaires, souvent idéalisées, et à réécrire l’histoire d’un mouvement anarchiste mythique à partir d’une unité politique alternative alimentée par des doctrines social-démocrate ou marxiste libertaire.
En réaction à ces mouvements prétendant réactualiser les fondements « idéologiques », essentiellement libertaire de l’anarchisme, s’affirme un autre courant (voir Cartographie de l’anarchisme de Michael Schmidt), exclusivement communiste libertaire et d’esprit prolétarien. C’est un anarchisme social de front de classe, dont Skirda s’était fait l’historien dans les années 1980, et qui développe à partir du « plate-formisme » une idéologie programmatique de type « spécifique » visant à coordonner les luttes d’un point de vue politique. Ce courant critique du syndicalisme a fermement rompu avec la tradition individualiste et semble solidement établi par ses références bakouninienne et malatestienne, mais si sa réflexion est souvent pertinente, sa prétention à l’orthodoxie anar demeure problématique, comme le montre son exclusivisme communiste et ses implications politiques.
À côté de ces mouvements immergés dans les luttes sociales survit difficilement l’anarchisme historique, prônant un anarchisme gradualiste, plus théorique qu’idéologique, représentant l’anarchisme classique, dit « gardien de la tradition », mais que définit assez mal le « synthésisme » trop éclectique. Ce courant plus mutuelliste qu’individualiste et plus fédéraliste que communiste, que l’on nommait jadis collectiviste, s’implique dans le mouvement ouvrier sans nier l’apport individualiste et se réfère à l’anarchisme proudho-bakouninien et à des penseurs comme Élisée Reclus, Fernand Pelloutier, Malatesta et Nettlau. Il est malheureusement déconsidéré car crispé sur des positions souvent défensives.
Peut-être arriverons-nous à mieux saisir ces courants en étudiant l’histoire de la lutte incessante qu’ils mènent contre les idéologies et leurs déviations, et constater que les brèches que ces dernières ont ouvertes sont plus importantes qu’elles ne paraissent. L’anarchisme, à contre-courant des doctrines, accorde aux sources libertaires et sociales un pouvoir exorbitant qui mène tout droit aux impasses idéologiques qu’il combat. Au-delà de la tradition établie, les anarchistes sont en fait à la recherche d’une authenticité, qui ne sortira pas d’une simple agitation sociale, faisant du « contrisme » comme l’indiquait Gaston Leval, et dont l’« especifismo », malgré son intéressant travail théorique, ne parvient pas à échapper en confondant idéologie et méthodologie. L’anarchisme, pour sortir de l’impasse des luttes actuelles, a surtout besoin de renouer avec ses fondements anarcho-structurants (mutuellisme, collectivisme, fédéralisme), proposant aux masses une solution fonctionnelle de type socio-économique, et non une solution « constitutionnelle » et idéologique (individualisme, syndicalisme ou communisme), vouée au déviationnisme.

Claude Fréjaville




1. Max Nettlau, Quelques Idées fausses sur l’anarchisme, 1905.
2. Frank Mintz, Histoire de la mouvance libertaire, éditions Noir et Rouge 2013.
3. Jean Preposiet, Histoire de l’anarchisme, éditions Tallandier, 1993, p. 434.
4. Olivier Meuwly, Anarchisme et Modernité, éditions L’Âge d’homme, Lausanne, 1998, p. 213.
5. Pour Nietzsche, voir notamment La Volonté de puissance, Palante dans La Sensibilité individualiste, Anarchisme et individualisme, Freud dans Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, septième conférence : « D’une conception de l’Univers. »
6. Jacques Langlois, De la justice, éditions libertaires, 2013.