La débâcle

mis en ligne le 13 mars 2014
Joli nom, non ? César Fauxbras. Bien sûr un pseudonyme, de Gaston Sterckeman. César Fauxbras a écrit le très drôle, très triste et surtout très vrai La Débâcle, les raisons, exposées par lui-même, qu’avait au mois de mai le soldat français réserviste de ne pas mourir pour Dantzig (Éditions Allia, 9 euros). César Fauxbras n’a pas eu de chance dans la vie. Soldat pendant la Première Guerre mondiale, il a rempilé pendant la Seconde, où il a connu les charmes des stalags. Toutefois, journaliste de son métier, il a eu l’idée brillante de noter dans un cahier les propos de ses compagnons d’effondrement, du 29 mai au 6 juillet 1940. La période au cours de laquelle la première armée du monde en nombre de chars, de canons, etc., se fit infliger une déculottée sans égale dans l’histoire de ce même monde. Les historiens ont depuis longtemps dressé la liste des causes de la débandade, entre autres les multiples manifestations de l’intense bêtise de l’état-major français, et le remarquable travail des services de renseignement allemands. Mais ils reculent généralement devant une vérité gênante pour le patriotisme. Dans leur vaste majorité, les soldats de 1940 ne voulaient pas combattre. Un phénomène pas si fréquent dans la longue histoire de la nation la plus agressive d’Europe. Pourquoi ? Parbleu, ils se souvenaient qu’on les avait roulés dans la farine lors de la précédente. Ce thème revient constamment dans les paroles rapportées par Fauxbras. Les boucheries absurdes, les mensonges éhontés, comment les oublier, lorsqu’une grande part des mobilisés de la Seconde l’avait déjà été lors de la Première ? Trois choses fascinent dans les philippiques, les jérémiades, les diatribes, les rêveries, les polémiques, les altercations si joyeusement, si précisément notées par Fauxbras. La réduction à l’infime, le choc des classes, la fureur des exploités.
La réduction à l’infime ? Les hordes nazies débarquent, mais ce qu’espère Mimile, c’est qu’il pourra rentrer à temps pour faire les vendanges, mais ce qu’espère Paul, c’est que le bistro tiendra sans lui pendant les deux prochaines semaines, avant qu’on ne soit tous libérés, mais ce qu’annonce Jeannot, c’est que s’ils ne nous filent pas à bouffer dans deux heures, là ça va plus aller, entre Hitler et moi ! Ou encore ceci : « À quelque chose malheur est bon. En même temps que la Corse, nous perdrons Tino Rossi. »
Le choc des classes ? Le soudain mélange des mondes qui ailleurs ne se mélangeaient pas, le mélange des langues, du popu parlé à la Bastoche aux précises et polies démonstrations déployées par les maîtres d’école en passant par les fines plaisanteries : « Pour un avion capable de voler, la France possédait six généraux d’aviation. Les avions étant occupés à transporter les généraux d’aviation, il ne pouvait pas y en avoir sur le front. Telle est la clé du mystère. » Ou encore : « Le Douché est un con d’accord, mais le peuple italien est trois fois plus intelligent que le peuple français. Où je vais chercher ça ? Je ne vais pas le chercher, je le prouve par des chiffres. Pendant l’autre guerre, les Italiens ont eu 1 500 000 prisonniers et 500 000 morts, les Français ont eus 1 500 000 morts et 500 000 prisonniers. Et maintenant, vous pouvez mesurer les intelligences, sans discussion possible. » On ne négligera pas non plus les vertes engueulades servies aux flics et gendarmes pris eux aussi dans la nasse et dont la langue soudain, loin des supérieurs, se libère.
La fureur des exploités ? C’est le plus beau du livre. Prenez ce caporal vietnamien, qui défend l’un de ses compatriotes insulté par d’autres prisonniers parce qu’il se lave les pieds dans une eau que l’on aurait pu, sans cela, boire : « Vous avez peur des Allemands, et vous vous vengez sur les Annamites venus par force servir votre pays. Vous n’aviez qu’à le défendre vous-même et nous, les Chinetoques, nous ne serions pas ici à laver nos pieds dans l’eau propre. Les Nègres et les Arabes ne seraient pas ici non plus pour être insultés par vous. Mais vous serez les boys des Allemands, maintenant vous aussi vous êtes des indigènes ! Je vous dis merde ! » Prenez cet instituteur qui, sergent chargé de verser leur paye aux soldats, en profitait pour leur faire remarquer que le capitaine touchait trois mille francs par mois, alors qu’eux en touchaient dix. Bref qu’un capitaine coûtait plus cher à lui tout seul que les 172 soldats qu’il commandait. Prévenant l’objection que son arithmétique avait certainement contribué à la très prompte reddition de sa troupe, il s’en félicite : « Si nous avions résisté aux chars avec nos pétoires, c’était 172 morts réservistes, 6 morts de carrière, 140 veuves, 117 orphelins. »