Une parabole au scalpel : "Leçons d’harmonie"

mis en ligne le 6 mars 2014
Premier long métrage, Leçons d’harmonie a été réalisé par un jeune Kazakh de 29 ans, Emir Baigazin. Il n’avait pas encore l’âge de raison quand l’empire soviétique s’est effondré ; il a grandi, par conséquent, dans l’ère du libéralisme triomphant ou plus précisément dans celle de l’appropriation, sous couvert de libéralisme, de la richesse collective par des apparatchiks constitués en mafia. C’est sans doute pourquoi il considère que Leçons d’harmonie est « un film sur un système de violence qui est inhérent à la nature humaine ». Radicalisme de la jeunesse, ce pessimisme absolu s’affranchit de tout jugement moral : « Je ne réfléchis pas à la vie en termes de bien et de mal » ou « Quand on me demande la raison de ce titre pour ce film, je réponds toujours que l’harmonie est un terme qui dépasse les principes manichéens de noir et blanc, de bien et de mal » (interview dans le Livret de Presse). Point de vue malheureusement bien conventionnel aujourd’hui.
En dépit de sa jeunesse et de cet « idéalisme », émir Baigazin fait preuve d’une maîtrise étonnante pour son premier opus récompensé fort logiquement dans un grand nombre de festivals. À la fois dans la forme, le film a obtenu le prix de la meilleure image à la Berlinale 2 013 et la photographie du chef op Aziz Zhambakiyev est parfaite : blancheur clinique des intérieurs du lycée, beauté élégiaque ou froideur glaçante des extérieurs. Et dans l’écriture, le scénario écrit par Emir Baigazin marie naturalisme et fantastique et utilise les ellipses abruptes pour atténuer la violence. Le journaliste de Ouest-France, Laurent Beauvallet, qui a vu Leçons d’harmonie au festival Premiers Plans juge le film « trop violent » et « les scènes de violence inouïe trop insupportables » alors même que les moments les plus durs ne sont pas montrés et sont juste évoqués. Sa réaction exprime pourtant bien le malaise que ce film suscite chez les spectateurs alors qu’il refuse complaisance et voyeurisme.
À travers les souffrances du jeune Aslan (Timur Aidarbekov) qui n’ont rien de romantiques, émir Baigazin donne à voir un microcosme de la société kazakh. Élevé par sa grand-mère, Aslan est le bouc émissaire de son lycée. Bolat, le petit caïd (Aslan Anarbayev, parfaite tête à claques), mesure son contrôle sur les élèves par le respect de l’interdit qu’il a édicté : Aslan, l’impur, doit être frappé d’ostracisme et il est interdit de lui adresser la parole. Excellent élève en physique (sûrement une des raisons de la haine de Bolat), Aslan ne se rebelle pas, reste taiseux et prépare sa vengeance tout en essayant de se purifier par des bains incessants (il a intériorisé la « fatwa » de Bolat). L’arrivée d’un élève de la ville va bouleverser l’ordre des choses. Le nouveau ignore l’interdit, s’assoit à côté d’Aslan et refuse le racket. Victime à son tour de la violence, il rêve d’un retour à l’urbanité matérialisée par Happylon, un local de jeux vidéo pour lequel son père lui a acheté une carte de crédit : rêve dérisoire d’un univers de consommation où la violence ne serait que virtuelle !
Les adultes ne sont pas physiquement absents mais jouent plutôt le rôle de figurants. Les enfants ne peuvent trouver auprès d’eux ni protection, ni réconfort, ni modèle. La grand-mère d’Aslan est complètement démunie et dépassée. « Tu as oublié de dire le Bismillah » dit-elle à son petit-fils qui vient d’égorger, à sa demande, le mouton : acte inaugural (c’est la première séquence du film) mais sans la parole que la tradition impose de prononcer pour remercier le créateur, donner sens à la mort de l’animal et atténuer ainsi la violence perpétrée… Complètement désarmée pour aider son petit-fils en souffrance, elle aura recours au marabout pour qu’il confectionne une amulette censée le protéger. Bien que travaillant dans l’établissement, la mère du seul copain d’Aslan – autre victime du racket – ne peut confier son désarroi et son impuissance qu’à Aslan qui, lui, ne peut que l’écouter. Les profs ou la directrice ont certes des références qui sont également affichées sur les murs de l’établissement : les grands physiciens, Darwin, Gandhi… Mais ces références sont ânonnées, apprises par cœur et complètement désincarnées : les profs sont des répétiteurs et non des pédagogues. Lorsque l’adepte du port du voile tente d’expliquer pourquoi elle ne veut pas être assise à côté de Bolat, elle n’est pas écoutée et elle est rudement rappelée à l’ordre : sa prise de parole n’est interprétée que comme une contestation de l’autorité de la directrice. Alors que les adultes parlent de physique, de littérature ou d’histoire, les enfants vivent la violence, le racket, l’humiliation : c’est un abîme qui sépare le discours académique de la réalité vécue.
Car, le seul ordre qui fonctionne dans ce microcosme est celui du système mafieux : nul n’échappe au racket parfaitement hiérarchisé et implacablement appliqué. Même Bolat obéit à des maîtres plus âgés qui se disputent son territoire : un couple de jumeaux et un « salafiste » qui prétend lever l’impôt révolutionnaire pour les « frères » emprisonnés (« la juste cause » n’est que légitimation cynique du racket). Les différents sont réglés à la violence : les jumeaux cassent la gueule du salafiste qui, lorsque les deux frères sont finalement arrêtés, reprend son petit commerce… Quant à Bolat, sitôt éliminé, ses lieutenants prennent sa place. Comme, ils n’obtiennent pas aussitôt l’allégeance des élèves, ils seront contraints de brutaliser leurs camarades pour faire respecter leur domination. La violence est le seul mode de fonctionnement de cet ordre tyrannique : absolue, elle culmine par un meurtre suivi d’une enquête conduite par des flics tortionnaires. Le recours à la torture fait partie de la routine et les flics ne sont pas des sadiques. Ils veulent juste obtenir des aveux en plus des preuves accablantes dont ils disposent car la garde à vue de leurs deux suspects ne peut excéder quarante-huit heures (foutu « État de droit » qui impose des règles !). Éreinté par sa besogne, l’un des tortionnaires en vient même à se demander s’il a bien fait d’abandonner son boulot de prof d’histoire…
Cet établissement scolaire représente l’absolue négation de la communauté éducative qu’il devrait, en principe, incarner. Impossible de ne pas voir dans ces Leçons d’harmonie – une parfaite antiphrase – comme une métaphore terrible du Kazakhstan d’aujourd’hui ; le réalisateur revendique cette lecture : « Je voulais mettre en avant un système scolaire qui évoque et reflète le système qui prévaut dans notre société, à différents niveaux. » Plus largement, le film donne à voir une société sans repère, dépourvue de sens et par conséquent régie uniquement par la violence. Ce n’est plus Malaise dans la civilisation, c’est le constat de la mort de la culture dans une société devenue asociale.