Cavanna au panthéon des réfractaires

mis en ligne le 13 février 2014
1732CavannaNe le cherchez sur aucun plan de ville ni dans aucun office de tourisme, ce Panthéon : il est informel et virtuel, construit péniblement au fil des siècles. Ses fondations, ses pierres, sa charpente, elles sont disséminées dans vos bibliothèques, vos vidéothèques, dans votre mémoire et dans vos archives personnelles, avec aussi les revues de petits Mickeys que vous avez pieusement conservées des fois qu’un jour ça prenne de la valeur, ces conneries-là.
Sale temps pour les vieux, en ce moment : d’abord Pete Seeger, puis Cavanna qui, le bougre, a pris de court Charlie Hebdo lui-même ; il était du métier, pourtant il le savait bien qu’un hebdomadaire une fois bouclé, il n’y a plus rien à faire qu’attendre la semaine suivante.
Naturellement, tous les médias ouvrent le Frigo ; le Frigo, en argot journalistique, repose sur le fait qu’une personne vivante et un tant soi peu connue est un mort qui s’ignore et qu’il faut bien tenir prête sa biographie au cas où, c’est vrai non mais des fois quoi, sans blague ! Et allons-y : Hara-Kiri, Charlie Hebdo ; et allons-y aussi, dans la tarte à la crème : pléthore de dessinateurs talentueux, un ton inouï, une rare insolence, et puis n’oublions surtout pas le bal tragique ; bref, la plupart des journaux ont pratiqué à la lettre cette rubrique de Cavanna : « Je ne l’ai pas lu, je ne l’ai pas vu, mais j’en ai entendu causer. » Jolie leçon de déontologie et d’inventivité, passons…
Bien sûr, Hara-Kiri et Charlie Hebdo ; mais à quoi bon les évoquer si c’est pour faire un simple copié-collé de Wikipédia et de négliger la « bombe » qu’a été la sortie de ces journaux et l’émotion produite sur les lecteurs. La pub, d’abord – eh oui ! Hara-Kiri s’est offert une pub radiophonique : une voix qui gueulait : « Si vous avez de l’argent à foutre en l’air, achetez Hara-Kiri, sinon, volez-le. » Mon grand frère n’était pas trop partisan du vol : il a acheté… Dans la caisse du chat, les Marius et autres Hérisson, symboles de l’humour bien élevé et bien parisien ; à la place, les couvertures dessinées par Fred (le papa de Philémon, soit dit en passant, dans Le Chat à neuf queues, Fred nous présente un enfant Manu Manu devenu vieux dont la tignasse et la moustache ne sont pas sans évoquer quelqu’un), les parodies de pubs, de romans-photos, les jeux de con et les fiches bricolages du professeur Choron et, bien sûr, les articles de Cavanna.
Et qui se souvient du petit mensuel Baladin de Paris, dont seulement douze numéros ont paru. Anecdotique ? Non. Cette parution correspond au moment où le pouvoir a sournoisement étranglé Hara-Kiri, en s’appuyant sur la loi sur la protection de l’enfance et de la jeunesse qui interdit simplement l’affichage de la revue, ce qui signifie naturellement sa mort à court terme. D’où la création du Baladin de Paris pour tenter de limiter les dégâts. Cavanna a longuement analysé ce système pervers dans Bête et Méchant, puis dans le premier numéro de Charlie Hebdo : « Lisez le texte de cette loi. C’est un chef-d’œuvre de concoction papelarde, un entrelacs d’ambiguïtés, la Neuvième Symphonie de l’hypocrisie. Ah, les vaches, ah les sournois ! »
Il était le produit de la communale, il aimait les mots, les phrases, et était un styliste ; pas un styliste gratuit : en journalisme, comme en littérature, Cavanna était frère de Jules Vallès ; d’une autre époque, bien sûr, dans un contexte différent, mais frères réfractaires quand même. Relisez Les Ritals, relisez L’Enfant, et vous constaterez qu’il y a entre les deux ouvrages de troublants rapports. Styliste, Cavanna professait une sainte horreur du point-virgule. On se plaît à imaginer une émission « Apostrophes » de rêve, opposant Cavanna à Flaubert (lequel, au contraire, faisait grand usage du point-virgule) sous le regard à la fois esbaudi et gourmand de Bernard Pivot.
« Apostrophes » ! Lui a-t-on assez reproché, à Cavanna, cette émission où il a interpellé violemment Bukowski : « Bukowski, je vais te foutre mon poing dans la gueule ! » quand celui-ci sous-entendait avec fiel que Cavanna n’était là que pour « vendre » Les Ritals. C’est, d’une part, une émission où Cavanna a « accroché » le docteur Ferdière à propos d’Antonin Artaud, nous apprenant par la même occasion qu’il ne supportait pas les surréalistes. Ce soir-là, nous devions être une bonne dizaine du Vent du Ch’min devant nos postes respectifs, soutenant Cavanna, un peu à la manière des sportifs de canapé poussant avec la mêlée un jour de France-Angleterre comptant pour le Tournoi des Six Nations ; « Oui, ta gueule, Bukowski, laisse parler Monsieur Pivot. » Celui-ci avait posé la question : « Mais qui est Gaston Couté ? » Naturellement, nous étions tous désireux d’apprendre qui diable pouvait être ce Gaston Couté. Et Bukowski s’en est à nouveau mêlé, ce qui fait que l’on n’a pas parlé de l’anarchiste Couté ce soir-là…
Un dessin de Cabu représente Cavanna jouant de l’orgue de Barbarie, le carton perforé indiquant la « mélodie » : « Anti-compet’anti-cléricalisme, anti-chasse, antimilitarisme, anti-corrida. » Vaste programme, auquel on pourrait ajouter anti-pub, anti-connerie, mais aussi amoureux de la vraie vie…
Voilà… Revisitez ce panthéon des réfractaires ; inutile de vous déchausser. Lisez, relisez Cavanna ; inutile d’en attendre un autre, vous risquez d’attendre longtemps ; soyez donc le Cavanna de votre propre vie. En attendant, suivez son conseil : « Quand on épluche des oignons, il faut en même temps penser à quelqu’un qu’on aime bien et qui est mort, sans quoi ce sont des larmes perdues. »

Jean-Dominique Gautel