Les anarchistes, l'art et la guerre (2)

mis en ligne le 13 février 2014
1732BelowsDe la chair humaine comme objet du déchirement
Une règle simple du grand art consiste à se souvenir que toute œuvre d’art est créée par deux personnes. Celle qui la fabrique, et celle qui la regarde, la lit ou l’écoute. La nuit, dans les musées, les toiles ne sont que des bouts de tissu cloués sur des cadres et recouverts de pâte coloriée. Il faut qu’un cerveau et un œil humains les regardent pour qu’elles redeviennent Le Bal du Moulin de la Galette ou Louis XIV condamnant un protestant aux galères ou encore Napoléon décidant la mort de 50 000 soldats . Plus le spectateur s’implique, meilleure est l’œuvre. Voilà pourquoi, si l’on souhaite montrer l’ignominie de la guerre, plutôt que de dépeindre telle ou telle atrocité – guirlandes d’intestins de fantassins pendant des arbres, cadavres calcinés d’enfants, femmes agonisant le sexe en sang –, il s’avère plus efficace de suggérer. C’est le parti adopté ici par le peintre anarchiste américain George Bellows (1882-1925).

Des torses nus dans la paille
Des soldats. Que l’on présume américains, encore que Bellows, avec sagesse, se garde bien d’affaiblir son effet en donnant trop de détails. Ils se réveillent, en pleine nuit. Ils dormaient et, quand on dort, on est vulnérable. Mais ils dormaient. À l’abri, pensaient-ils. Et au chaud sur la paille de cette grange qui donne le titre de l’œuvre : Soldiers in a Barn . Soudain, un bruit les alerte. Bellows se garde également, et toujours avec raison, d’expliquer la nature de ce bruit. S’agit-il d’une canonnade lointaine, donc a priori pas trop dangereuse ? S’agit-il d’une canonnade proche ? Du fracas des roues d’affûts de canons, et des sabots des chevaux qui les traînent ? De cris de sous-officiers dans la langue de l’ennemi ? De cris de douleur d’une sentinelle attaquée ? On ne sait pas. Et s’il s’agit par exemple d’une canonnade, ces soldats à l’air jeune ne savent peut-être pas encore juger de la proximité et, surtout, de la direction des tirs. Tout ce que sait le spectateur de l’œuvre, c’est que ces garçons se sont réveillés. Bellows ajoute le détail qui nous touche, qui nous contraint à imaginer, d’après celle de ces soldats, notre propre vulnérabilité. Dans la semi-obscurité de la grange, la plupart des zones pâles sont les torses nus des soldats. Le torse, là où bat le cœur. Le torse sans armes, sans protection. Le torse, la cible des baïonnettes, des balles et des obus. La zone qui doit être saccagée, déchirée, percée, criblée des plaques coupantes du shrapnel. La méthode de la guerre, c’est de déchirer le plus possible de chair humaine. Le soldat, boucher, est lui-même animal de boucherie.