La revue "La Rue" : autre chose, et autrement

mis en ligne le 16 janvier 2014
La Rue. Ce titre évoque le monde grouillant, famélique, pour qui la rue fut le théâtre d’une tragédie où le haillon, la faim, la colère, l’abrutissement, la révolte, la licence comme la vertu servent de toile de fond. C’est dans ce cloaque, d’où des pousses vigoureuses jaillissent parfois, que Jules Vallès a ramassé cette feuille pour la brandir au-dessus des têtes courbées comme on brandit une idée, un mot, un cadavre qui troue le ciel noir et informent les hommes que la lumière existe.
« J’entends, écrit Jacques Vintras dans le premier numéro de La Rue, le pas de charge des idées, marqué non seulement par les bottines du journaliste, mais par la hausse trouée du déclassé, par le soulier ferré de l’ouvrier et même par le sabot du paysan. Et dans ce monde on parle de vous exproprier parce que vous encombrez de fétus de paille le chemin joyeux de la révolution. »
Jour après jour, lorsque les pressions économiques et le courage des hommes le permirent, La Rue a inlassablement proclamé que l’homme et son environnement, le socialisme et la liberté, le combat et la réflexion, n’étaient pas incompatibles. La main caressante, la menace à la gueule, l’escopette chargée de louis d’or au poing, le pouvoir, au détour du chemin sinueux que trace l’histoire, guetta le chroniqueur, le philosophe, l’économiste, le théoricien qui, inlassablement, poussaient l’outil tiré par cet animal puissant : le peuple, traçant le sillon qui permettrait des semailles fructueuses.
« Enfin nous sommes en règles, s’exclame Jacques Vintras dans le premier numéro de La Rue. La première rue succomba pour avoir parlé de socialisme sans avoir payé sa patente. La Rue a en main son reçu qui lui servira de feuille de route. Cela ressemble beaucoup à un passeport de forçat. »
Aujourd’hui, la rue a nettoyé son visage. Aux étages des ses immeubles neufs, rasés de près, aux traits sans caractère, aux yeux sans âme, l’homme satisfait se contemple dans la culture que lui déverse son poste de télévision. Sur sa table de travail poncée par Lévitan, parmi les feuilles quotidiennes qui, noblement et de façon égalitaire, consacrent une page par semaine à la pensée et à la race chevaline, une revue traîne parfois, confisquée par l’autorité paternelle au potache boutonneux qui fait sa désolation. C’est là que nous avons l’ambition de conduire La Rue, qui fut le journal de Jules Vallès et qui sera celui d’une équipe qui refuse le terrorisme intellectuel des gens en place et des philosophies nobles qui, quittant la rue, ont traversé la Seine pour s’introduire dans l’officine du quai Conti, ou des « révolutionnaires » qui ont leur couvert chez Drouant.
« Qu’il soit bien entendu, nous informe Jacques Vintas, pour que tous les honnêtes hommes puissent venir à nous, que le cadre de La Rue sera large, non comme la Commune, mais comme l’humanité. »
Un siècle, qui fut le siècle de La Rue de Jules Vallès, qui a débuté à l’ombre de la barricade et auquel le gilet rouge de Théophile Gautier a servi de drapeau au soir de la bataille d’« Hernani », est mort ! Les cœurs se sont rétrécis, les cerveaux desséchés, la société, dans un immense soupir d’aise, s’est affaissée dans la médiocrité économique, l’aventure sociale, l’aventure spirituelle. Béate devant les grands ancêtres, elle ronronne, sort parfois les griffes pour les rentrer aussitôt devant la pâtée, avant de s’assoupir à nouveau, sans vouloir voir l’étreinte qui se resserre autour d’elle jusqu’à l’étouffer.
Un siècle de mort. La société qui en fut le reflet traîne sa nostalgie de l’histoire et la peur du mouvement qui est le signe de la virilité de l’espèce. Sa culture est le chant des temps révolus, son économie est une économie marchande, ses élites, coincées entre l’académisme qui assure des fins de mois confortables et la pulsation du refus qui est l’aliment de l’intelligence, sautillent sur place devant le paterne. Ses ouvriers bien nourris, ayant encore devant les yeux les personnages de Zola qui, les jours de fête, chaussaient leurs sabots neufs pour aller voir les brillants équipages qui descendaient l’avenue du Bois, se mirent dans la carrosserie rutilante de leur voiture achetée à crédit, dans les carreaux roses de leur salle d’eau, dans les mini-trucs de leur femme.
Un siècle est mort, un siècle qui débuta avant la débâcle de 1870 et qui prit fin après la débâcle de 1940. Et la société que ce siècle a enfantée est comme ces meubles massifs dont le temps anoblit l’aspect, que le termite ronge et que le souffle vaporise.
La Rue sera ce souffle. Elle est anarchie dans un temps où, tel le cocon, l’homme s’enserre dans les fils ténus qui l’entravent, le réduisent à la passivité d’un objet et qu’il lui faudrait briser s’il veut atteindre les hauteurs où son imagination le pousse. Consciente que le problème de la société moderne n’est pas un problème d’aménagement intérieur de répartition, mais un problème de civilisation, elle ouvrira ses âges sur la connaissance, sur l’économie, sur l’histoire, sur le lien social, sur l’expression, sur le comportement, sur la vie enfin, qui est mouvement. Organe de culture et d’expression anarchiste, La Rue sera une revue qui, autrement, vous dira autre chose.
« Les fusils partirent, mais les balles ne m’atteignirent point ; elles allèrent frapper d’autres fêtes : il y avait tant de fumée dans l’air – la fumée de la poudre et du sang. Je passai pour mort, me voilà ressuscité. Salut, camarades ! Ressuscité aussi le journal qui fut le bivouac des volontaires, sous l’Empire. On partit de là pour enlever quelques idées à la pointe de l’ironie, cette baïonnette des désarmés », nous dira encore Jacques Vintras.
Bravo, l’ancien ! Et nous ferons en sorte que tu n’aies pas à rougir de nous.