Le syndrome de la litanie

mis en ligne le 9 janvier 2014
1727GreenAnarchyPourquoi la quasi-totalité des partisans de la décroissance n’adoptent-ils pas les propositions anarchistes malgré leur diagnostic sur « l’état de la planète » ? Ceux qui s’en étonnent le déplorent avec amertume, mais, en fait, leur question est mal posée.
Car il faut renverser le raisonnement. Ne serait-ce justement pas parce que leur diagnostic est faux que ces décroissants prônent, dans une même cohérence, des mesures qui sont tout aussi fausses puisqu’elles restent dans le cadre du capital (la propriété privée, le salariat, l’argent, notamment) et de l’État (qu’ils considèrent comme neutre et régulateur) ? En reposant la question sous cet angle, on constate, alors, une autre logique.

La litanie : le couplet du catastrophisme
La logique de la majorité des décroissants est pratiquement toujours la même : on court à la catastrophe. Selon les nuances, ce « on » désigne la Terre, la planète, le monde ou l’humanité. Il s’agit d’ailleurs plutôt de la Terre ou de la planète, éléments de langage qui naturalisent les problématiques sociales en vidant finalement l’humain de toute substance. Il faudrait même sauver le « vivant » : la vie, concept que tous les religieux adorent. Cette évolution sémantique résulte d’une orientation idéologique engagée depuis plus d’un siècle par des scientifiques partisans du naturalisme intégriste et révulsés par tout ce qui s’apparente de près ou de loin au socialisme, et a fortiori au socialisme libertaire
Le catastrophisme s’accompagne non moins régulièrement d’une litanie fracassante et implacable. « Choc climatique », « épuisement des ressources », « éventrement du sous-sol de la planète », « massacre des forêts », « évidement des océans », « système aux abois », « chant du cygne », et j’en passe. La période du solstice d’hiver est d’ailleurs propice à ce catalogue anxiogène puisque, dans les pays de la zone tempérée, elle correspond à un allongement des nuits générateur d’angoisse, mais aussi d’appels au sauveur qui viendra enfin nous donner la lumière.
La litanie, énumération sans fin de misères dont le registre est typiquement religieux, a bien pour fonction de s’adresser à une instance supérieure (Dieu, le parti, la gouvernance mondiale…) pour supplier de sauver le monde, et nous avec. Rien que ça. Dans la religion chrétienne, Jésus est le sauveur. Dans l’écologisme standard, il n’est pas visible d’emblée. Mais il a quelques substituts : la nature, Gaïa, Al Gore, un quelconque prédicateur, voire l’escroc qui préside le GIEC, Rajendra Kumar Pachauri, celui qui a manipulé les chiffres du climat et qui a monté son entreprise d’énergie renouvelable (c’est pratique : on dénonce le mal, et on vend la solution !).
La mystique écologiste est en réalité saturée de croyants en tout genre, de protestants puritains comme de catholiques imprécateurs : Jean-Marie Pelt, Vincent Cheynet, Paul Virilio, Gilbert Rist, Pierre Rabhi, Dominique Bourg, Jean-Pierre Dupuy, plus les défunts Jean Dorst, Jacques Ellul ou Bernard Charbonneau, pour ne prendre que quelques ténors chez les francophones. Voir Paul Jorion, celui qui annonce sans cesse « l’effondrement imminent du capitalisme » et qui accueille sur son blog le Manifeste des chrétiens indignés.
À la fin de l’un de ses livres, le décroissant Serge Latouche demande même à l’Église catholique d’être leader dans la contestation de la société de consommation, en reprenant une idée formulée par Pasolini 1.

La litanie : une posture intellectuelle religieuse
Mais ne nous trompons pas. Ce n’est pas parce que tous ces personnages, dont certains sont très influents dans le monde de la décroissance, sont croyants qu’ils sont suspects. Non. En revanche, c’est parce que leur foi comme leur conviction écologiste reposent sur le même ressort intellectuel que le lien entre les deux sur le fond aboutit aux mêmes impasses. Autrement dit, la litanie n’est pas une erreur méthodologique : c’est une posture intellectuelle, religieuse.
La religion n’est pas seulement l’affirmation de l’existence d’un dieu. C’est une conception qui consiste à renvoyer l’individu à ses responsabilités devant un élément extérieur qui n’existe pas, qui se situe dans le futur ou dans l’au-delà : l’Être suprême, par exemple, ou bien les « générations futures » du pseudo-commandant Cousteau, ce pétainiste de toujours, générations qui, par définition, ne sont pas encore là. Qui vise à mobiliser les individus par le biais de la culpabilité ou de la peur. Qui considère la société d’un point de vue moralisateur au sens le plus prêchi-prêcha du terme. Qui abhorre la technique ou la science tant qu’elles ne se soumettent pas à Dieu, c’est-à-dire à celles et à ceux qui parlent en son nom. Qui rêve de théocratie.
Que la litanie soit vraie ou fausse, peu importe pour nos prédicateurs. Ils savent bien que sur tous les dossiers – que ce soit les évolutions climatiques, le nombre ou l’extinction des espèces, la surpêche, la déforestation, etc. –, les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux, et que, parfois, les dissensus sont sérieux, les arguments valables. Bien sûr, ceux-là, il faut les admonester, les excommunier, les qualifier de « sceptiques » (le mot de « mécréants » n’est pas bien loin), alors que le doute est à la base même de la science, de cette science dont ils contestent parfois l’existence, mais dont ils admettent les résultats quand ils vont dans leur sens.
La litanie met bout à bout des phénomènes sans que leur lien logique soit explicite, à une exception près : la « croissance ». La « croissance » qui est considérée comme responsable de tous les maux. Prise au premier degré d’une augmentation du produit national brut, indicateur pourtant contesté par les analystes sérieux. Vue comme excès de production, ce qui revient à masquer la sous-consommation de millions d’individus, et comme exhaustion des ressources : où l’on en revient à la litanie 2.

La litanie, technique et finalité autoritaires
Peu importe, car la litanie est à la fois outil et finalité. La catastrophe qui en est le corollaire invariable semble même à la fois redoutée et souhaitée. Dans l’apocalypse des chrétiens, ceux qui ont la foi seront sauvés, ils iront au paradis. Comme ils aspirent à ce paradis, ne souhaiteraient-ils pas l’apocalypse ? Perversité classique du schéma religieux.
Dans la catastrophe des écolos profonds, ceux qui sauront se passer de voiture, d’ordinateur portable ou d’eau chaude sur l’évier auront leur conscience pour eux. En outre, puisque le capitalisme court à sa propre perte, selon eux, comme les marxistes le croyaient du communisme surgissant des contradictions du système, l’effondrement redouté-souhaité les ramènera au bon vieux temps de la frugalité et de la tribu économe.
De telles pensées surgissent en priorité chez les rejetons des couches sociales gavées ou surgavées, ceux qui n’ont pas connu ou ne connaissent pas vraiment la misère matérielle. Plus prosaïquement, si le danger n’est pas celui qu’on décrit, si la catastrophe annoncée maintes et maintes fois n’arrive pas vraiment, si Fukushima est justifié parce que l’atome produit moins de gaz à effet de serre, que vont devenir les gourous qui prophétisent l’effondrement ? Ne vont-ils pas perdre de leur aura, de leur notoriété, de leur pouvoir ? Ne vont-ils pas défendre becs et ongles leur magistère ? Heureusement, l’un des plus célèbres alarmistes, Paul R. Ehrlich, celui qui n’a cessé de se tromper dans ses sombres pronostics démographiques (la fameuse Bombe P), vient d’être élu à la Royal Society de Londres.
La litanie couplée au catastrophisme est un moyen de frapper les esprits, voire de les terroriser. Outre le fait que ce n’est pas incompatible avec la société du spectacle qui se repaît du drame jusqu’en son cœur hollywoodien, effrayer est censé, pour la quasi-totalité des écologistes, sensibiliser, puis conscientiser, puis engager. Mais cette idée de la peur conseillère comme le serait celle du gendarme est à rejeter non seulement parce qu’elle serait autoritaire, mais parce qu’elle est inefficace. Et même contre-productive.
Il s’agit, surtout, de rendre les individus impuissants en les impressionnant, tellement l’enjeu paraît démesuré, inhumain (divin ?). En effet, comment faire pour lutter contre le climat ? Pour remplacer le pétrole par autre chose, là, maintenant ?
À ce stade, l’impuissance cède devant deux palliatifs : soit le je-m’en-foutisme puisque tout cela est démesuré, impossible, donc un effet inverse au prétendu éveil des consciences ; soit une forme d’engagement passant par le repli sur soi ou sur une petite communauté de cathares (les purs). La confiance est alors accordée à des instances qui, elles, savent, car elles sont puissantes, expertes, efficaces, et l’instance qui surnage, c’est l’État. L’État nation ou l’État de la gouvernance mondiale.
Ces deux choix ne sont pas d’ailleurs incompatibles, soulignons-le. Telle est la fonction systémique des décroissants qui légitiment encore et toujours l’État, pilier même du système qu’ils prétendent critiquer. Il y a en effet belle lurette que le capitalisme a recyclé l’idée du small is beautiful (petites unités d’exploitation, petites usines, groupes de travailleurs s’organisant eux-mêmes…), ce qui n’est pas incompatible avec des projets géants (infrastructures, mégapoles, moyens de transport, conquête spatiale…). L’un n’empêche pas l’autre, bien au contraire : ce sont les deux qui permettent au capitalisme de vivre, et au capitalisme vert de s’affirmer.
L’anti-étatisme n’est pas une métaphysique : c’est une autre organisation sociale
La relégitimation de l’État rencontre alors l’anarchisme, par définition anti-étatiste. Mais il convient ici de rectifier une idée reçue. La critique anarchiste de l’État n’est pas une métaphysique. L’État n’est pas considéré à l’égal de Dieu – une entité transcendante –, mais comme une mauvaise organisation, une autorité dévoyée, même si l’idée de Dieu via les Églises accompagne historiquement la constitution de l’État.
L’anarchisme vise autant le principe d’hétéronomie de l’État que son organisation hiérarchique en cascade. Il ne conteste pas l’organisation, ni même l’organisation en centre et en périphéries, ce que répétaient inlassablement Proudhon, Bakounine, Malatesta, voire Kropotkine quand il arrivait à se sortir de son obsession décentralisatrice… Il prône le fédéralisme libertaire, la relation de tous les groupements de gestion directe sur une base économique, sociale et territoriale (fédération de producteurs, de consommateurs, de communes).
Mais, là non plus, cela ne suffit pas, car cela passe par la remise en cause de deux réalités majeures : la propriété et l’argent. Sur ces deux problématiques, le moins que l’on puisse dire, c’est que les anarchistes ont apporté un grand nombre de réflexions et de réalisations, que ce soit les magasins aux États-Unis où vendeur et acheteur convenaient d’un prix, les coopératives, le mutuellisme, les collectivités en Espagne où fut parfois brûlé l’argent, les discussions au cours des années 1950 avec le mouvement abondanciste de Jacques Duboin…
Les partisans de la décroissance ne se réfèrent pas à tout cela, surtout pas, pour une simple raison : c’est incompatible avec leur diagnostic et leur postulat.

Décroissance ou désargence ?
Assez curieusement, les anarchistes négligent de nos jours la question de la propriété et de l’argent au profit de thématiques sociétales et comportementales. Celles-ci sont très à la mode en Amérique, et en partie compatibles avec le système en place (par exemple, nous avons des femmes à la tête du FMI, de quelques présidences d’État, de l’organisation du patronat français quelques mois auparavant – le ticket gagnant étant femme et végétarienne), mais bien éloignées de la dynamique socialiste. C’est dans ce cadre que se glissent les comportements décroissants. Manger des légumes bios provenant d’un circuit court : très bien. Mais est-ce la solution ?
Lors du passage à l’euro, sauf de rares exceptions, journaux et publications libertaires sont ainsi restés muets sur le sujet de la monnaie, même les revues qui se targuent d’un certain standing réflexif, ce qui est un comble. De ce point de vue, le mouvement de la « désargence », récemment apparu, relance enfin les choses. Dans son fondement même, il est beaucoup plus pertinent que celui de la « décroissance ».
Car – répétons-le – les principaux analystes et théoriciens de la décroissance ne remettent pas en cause la propriété, et pas vraiment l’argent. Certes, ils critiquent l’extension de la marchandisation, mais le recours à ce concept de « marchandisation », d’ailleurs éminemment marxiste, est contestable en ce qu’il laisse accroire qu’il pourrait y avoir des « secteurs non marchands » dans l’économie capitaliste…
Leur idéal, en fait, consiste à réduire au minimum les échanges de biens pour que la monnaie soit non pas repensée, mais rendue inutile. Comme par enchantement. La frugalité réclamée depuis des siècles par toutes les Églises rejoint alors le projet communautaire de ces mêmes Églises qui rêvent de monastères autarciques et humbles à foison, mais qui, sachant cela impossible, elles-mêmes n’allant pas au bout de cette idée, consistent en définitive à s’en remettre à l’État comme instance policière, voire comme protectionniste en chef chez les partisans du souverainisme.
Pour le dire franchement, la majorité des partisans de la décroissance se trompe dans le diagnostic de la situation actuelle, et donc dans les solutions. Imaginer qu’elle pourrait prôner un anticapitalisme conséquent car anti-étatiste, à l’instar de l’anarchisme, semble relever du vœu pieux. Il est temps d’arrêter de se leurrer, d’autant que la fin du monde n’est pas pour demain, qu’on le veuille ou non.






1. Latouche Serge, Le Pari de la décroissance. Paris, Fayard, 2006, page 283.
2. L’idée d’une économie prédatrice des ressources naturelles n’est pas neuve. Elle date au moins des années 1880 avec la Raubwirtschaft du géographe Friedrich Ratzel (conservateur, pour ne pas dire réactionnaire), puis de son collègue Ernst Friedrich à partir de 1904, dont le géographe Jean Brunhes introduit les idées en France. Sur les rapports entre Ratzel, Brunhes et le géographe anarchiste Élisée Reclus, voir Philippe Pelletier, Géographie et anarchie, Reclus, Kropotkine, Metchnikoff… Paris/Chaucre, éditions du Monde libertaire et éditions libertaires, 2013.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Max

le 26 avril 2014
Dingue comme cet article mélange tout ! J'ai cherché la date de parution pour voir si c'était le 1er avril mais apparemment non... J'ai complètement halluciné à la lecture de l'article.

Je suis lecteur du mensuel "La décroissance" depuis plusieurs années, je n'y ai jamais lu une once des discours religieux débiles que Philippe Pelletier leur prête. J'y ai lu par contre une critique du capitalisme à toutes les pages.

Désolé mon pote mais tu affabules totalement, tu as pris de la drogue? Ce n'est pas bon pour la santé mon ami tu devrais arrêter. Je dis ça, c'est pour toi...

her fr

le 13 mai 2014
Article de bien piètre qualité ! L'objection de Croissance (et non pas bêtement "décroissance") n'est pas un courant politique mais un constat scientifique. La base même de ce constat est une série de rapports scientifiques qui démontrent la limite de la croissance. Cet auteur ne le comprend pas et sa diatribe manque donc sa cible. Tout est hors sujet... On crée de la division là où il devrait avoir des leçons à tirer dans l’extrême gauche : la croissance infinie c'est terminé ! arrêtez de rêver. Ce n'est plus une question de gauche ou de droite mais de manière de gérer ce qu'il reste à disposition de l'humanité.

Bref article partisan et peu honnête.

wunsh

le 23 juillet 2014
http://rue89.nouvelobs.com/2014/07/22/nouveaux-maires-reintroduisent-voiture-ville-253854
Pelletier le FN t'a entendu ! voilà un géographe en voie de finlkerkraunisation ou de onfrayisme galopant.

OuiMais

le 9 novembre 2015
@PPelletier :

Votre article m'a déjà permis de prendre connaissance du travail de Jacques Duboin. J'ai toutefois jugé bon de complèter les hagiographies surgissant facilement sur la toile, par ceci :

"Il ne s’agit évidemment pour moi ni d’affirmer ni de laisser entendre, au-delà des faits établis, que Jacques Duboin et tous ses émules ont été des sympathisants nazis. Encore moins que les duboinistes d’aujourd’hui, et encore moins s’il est possible les garantistes en général mériteraient, par rebond, le même infamant soupçon. Il n’en demeure pas moins que Duboin lui-même, et de nombreux duboinistes avec lui, ont travaillé avec des nazis français et allemands, au sein d’un groupe nazi français, pour un idéal dont ils ont affirmé par la suite qu’ils étaient certains de son inéluctable suprématie sur toute autre idéologie mise à son contact. Dissoudre le maréchalisme, la collaboration et l’hitlérisme dans la réforme économique, telle était paraît-il la stratégie des duboinistes." https://lignesdeforce.wordpress.com/tag/lionel-jospin/