Suppression d’un droit de vote des salariés : corrida des prud’hommes

mis en ligne le 9 janvier 2014
1727BabouseDepuis la création, par décret napoléonien, du premier conseil de prud’hommes, à Lyon, en 1806, cette juridiction à part entière, chargée des litiges liés à l’exécution ou la rupture du contrat de travail entre employeurs et salariés de droit privé, a connu de nombreuses réformes grâce aux efforts du mouvement ouvrier 1. En s’appuyant sur la codification du droit du travail en 1910, la particularité des conseils de prud’hommes découle de la spécificité du contrat de travail lié au lien de subordination et au rapport inégalitaire entre l’employeur et le salarié.
Malgré toutes les imperfections de justice émanant de cette juridiction de premier degré, les conseils de prud’hommes sont une dissuasion à la délinquance patronale. Une délinquance répandue dans les directions de grandes entreprises, chez les petits patrons et, tout autant, chez les particuliers usant de personnel domestique. Certes, les décisions des prud’hommes rétablissant les travailleurs dans leurs droits se traduisent trop souvent en indemnités plutôt que par la remise en état initial ou par la réintégration dans l’entreprise. Alors que la législation est en retard en termes de protection par rapport aux évolutions du travail qu’elle permet par ailleurs, les conseils de prud’hommes produisent une jurisprudence novatrice et progressiste qui, à force de résistance, est adoptée par les juridictions de degré supérieur 2.
Il est, hélas, vérifiable que la progression des effectifs de travail accompagnée d’une précarité croissante n’a pas fait augmenter le nombre d’affaires introduites aux prud’hommes, lequel est constant depuis plusieurs années (environ 200 000), voire en régression. Il est tout autant scandaleux de constater une forte proportion de recours abandonnés avant que les affaires n’aient pu être jugées, par lassitude des salariés devant l’allongement des délais de procédure. Or, l’institution prud’homale et ses principes sont étrangers à ces constats. Cette situation est justement le fait de la mise en cause de cette juridiction et de sa gratuité 3 par le pouvoir, mais aussi du volume des recours en appel abusifs et dilatoires de la part des employeurs qui sont insuffisamment sanctionnés.
Avec l’inversion du rapport de force à l’avantage du patronat et la dilution dans les urnes des espoirs du monde du travail – le tout sous couvert de rationalisation financière des services publics en général –, de graves contre-réformes ont été menées contre la prud’homie : réduction des moyens de fonctionnement de cette juridiction en 2005, puis suppression de 30 % des conseils de prud’hommes en 2008 avec la fameuse nouvelle carte judiciaire de la ministre Rachida Dati. Et, maintenant, les pouvoirs publics s’apprêtent à supprimer le mode électif de la désignation des conseillers prud’hommes et prud’femmes par les salariés.
Dans la grande feria antisociale en marche depuis trop longtemps, c’est bien une lidia de corrida à laquelle nous assistons, si on peut faire appel dans ces colonnes à une image toute ibérique et tauromachique d’une mise en scène de la liquidation des conquêtes sociales passées. Une lidia dont le deuxième tercio serait la disparition des élections et le troisième et ultime tercio sera, à terme, la professionnalisation de cette juridiction appelée à devenir « tribunal du travail ».
Mais revenons aux arguments du ministre Michel Sapin – qui sont les mêmes que ceux des ministres sous Sarkozy 4 – pour nous faire admettre que les juges prud’homaux salariés doivent ne plus être élus mais « désignés ». Pour rappel, concernant l’intention réelle des politiciens d’hier et d’aujourd’hui, la lettre de mission 5 du ministre du Travail Xavier Darcos au conseiller d’État Jacky Richard, datée du 28 octobre 2009, était éloquente : sous couvert d’un examen des causes de l’abstention aux élections prud’homales, elle suggère fortement la recherche d’une alternative pour la désignation des conseillers prud’hommes.
Le premier motif invoqué est l’abstention de plus en plus grande aux élections des prud’hommes qui porterait atteinte à la légitimité de l’institution. La belle affaire ! Les anarchistes, et d’autres au-delà, pourraient, non sans humour, proposer aisément au gouvernement d’appliquer la même logique à d’autres élections politiques qui connaissent des records d’abstention, mais leur république serait dans de sales draps…
Certes, la participation de 63,2 % en 1979 a décliné régulièrement pour atteindre 25,5 % en 2008. Mais à qui la faute ? Les moyens d’informations mis en œuvre pour augmenter l’intérêt des prud’hommes sont ridiculement nuls. Dans un contexte de plusieurs millions de chômeurs et avec une chasse aux syndicalistes décuplée, on sait très bien que, dans les petites et moyennes entreprises, les patrons contraignent le droit aux salariés de quitter leur travail pour aller voter sans perte de salaire.
Pourtant, dans les entreprises soumises à l’obligation d’élections professionnelles, lorsque celles-ci sont organisées dans le respect du droit, la participation au vote des salariés est de 70 % ! Aussi, en sapant tout l’intérêt pour les élections prud’homales comme ils l’ont fait, les gouvernants ont beau jeu, ensuite, de décréter qu’il faille les supprimer.
Alors, qu’on donne plutôt aux salariés les mêmes conditions d’exercice du vote aux prud’hommes que celui donné aux citoyens pour les élections politiques, soustrait au regard et à la connaissance de leurs employeurs ! Qu’on donne les mêmes moyens d’information et de débats publics aux élections prud’homales que ceux donnés aux élections politiques !
Cet aspect de moyens nous conduit au deuxième argument avancé par le ministre Michel Sapin : l’organisation de ces élections coûte cher, trop cher ! On ne peut que rire, car si les dirigeants d’une démocratie doivent passer à la trappe l’exercice d’un scrutin démocratique dès lors qu’il coûte cher, alors il ne devrait plus exister d’élections et, là encore, leur république serait à nouveau dans de sales draps !
Plus sérieusement, le scrutin de 2008 coûtait 91 millions d’euros, soit moins de 5 euros par électeur inscrit. Quasiment rien en comparaison avec les élections politiques ni même avec les subventions aux partis qui en découlent. Nous sommes loin de la captation par l’État du bien commun vers les poches d’un Bernard Tapie. Si on se souvient que l’État voulait offrir à Ecomouv’, l’entreprise privée qui devait collecter l’écotaxe, une bagatelle de 440 millions d’euros, on se dit que les politiciens nous prennent vraiment pour des buses.
Enfin, ce qui est du mode de désignation future des conseillers prud’hommes et prud’femmes soumis à la discussion parlementaire en janvier 2014, cette désignation se ferait par les syndicats selon le principe de la représentativité. On constate qu’il s’agit là d’une dérivation par le gouvernement du but initial de la loi sur la représentativité qui était la légitimité dans les négociations de chaque organisation aux niveaux des entreprises, des branches professionnelles et au plan national. Mais il n’y a que les directions syndicales opposées à ce projet de désignation pour s’étonner avec autant de naïveté de ce détournement du droit, alors que certaines d’entre elles avaient réclamé cette loi de la représentativité…
À propos d’organisations syndicales, s’il y en a une qui ne peut pas nous étonner, c’est bien la CFDT, en s’inscrivant constamment dans l’adhésion aux volontés du Medef. Il n’y a qu’a se reporter à son positionnement officiel 6 en exprimant ceci : « Pour la CFDT, ce projet d’évolution va dans le bon sens. » Tout est dit.
Quant à direction de la CGT-FO, elle n’est pas véritablement opposée au nouveau système de désignation et déclare : « Il reste à savoir si c’est la représentation nationale ou locale qui sera prise en compte pour la désignation de chaque conseil, car cela peut changer des choses. » D’évidence, le renoncement à se battre se conjugue avec la guerre des places.
Sur la méthode, le ministre nage dans la crapulerie politicienne en invitant à la discussion les organisations syndicales, alors que sa la volonté de réforme s’inscrit dans la préparation du volet « démocratie sociale » du projet de loi incluant la réforme de la formation professionnelle et qu’il prévoit d’ajouter un article à la loi habilitant le gouvernement pour lancer les modifications par voie d’ordonnance.
Enfin, tout n’est pas réglé quant à la désignation des prud’hommes côté collège employeur. Si elle devait s’appliquer sur le même principe de la représentativité, le Medef et la CGPME ont alors du souci à se faire, car ces organisations sont minoritaires dans le monde syndical des employeurs face à l’Union professionnelle artisanale (UPA), premier employeur de France ! Mais gageons que le gouvernement saura aménager un mode de désignation préservant au mieux la représentation de la CGPME… et du Medef.
Si tout se poursuit ainsi sur le fleuve tranquille de la régression sociale, après la suppression aux salariés d’un droit démocratique et proche de la réalité du travail à élire leurs représentants aux conseils de prud’hommes, c’est la fin des prud’hommes qui va être mise en œuvre à terme. Le rapport remis par le premier président de la cour d’appel de Montpellier, Didier Marshall, à la ministre de la Justice, Christiane Taubira, est limpide. Il propose d’introduire des juges professionnels dans les conseils de prud’hommes pour les faire mieux fonctionner et de les rebaptiser « tribunal du travail ». Il y est projeté plusieurs axes de composition de la juridiction dont l’échevinage 7. Si une formation mixte et à nombre impair devait tenir audience, délibérer puis rédiger ses décisions, avec des juges « salarié » et « employeur » ayant les mêmes pouvoirs et autorité que le juge professionnel, pourquoi pas ? Jusqu’à preuve du contraire, tout nous laisse croire que c’est plutôt une formation juridique où siègera un juge professionnel entouré d’une potiche et d’un santon qui est dans l’esprit de la réforme à venir. Mais c’est un aspect d’enjeux de justice qui appelle d’autres développements sur le sujet à venir peut-être dans Le Monde libertaire.
Enfin, il se dessine en ce moment, de ci, de là, dans les départements, un front intersyndical (CGT, CGT-FO, Solidaires, Unsa) pour faire bloc et pousser le gouvernement à lâcher ce projet pour organiser des élections dignes de ce nom. Mais force est de constater8 que cela ne se fait pas au niveau national. Et puis, ça arrive trop tard par rapport au calendrier. Nous pouvons donc nous attendre à ce que les organisations syndicales ne se donnent pas, une fois de plus, les moyens d’une mobilisation supérieure à leurs déclarations et des pétitions loin d’être à la hauteur des enjeux.
Toujours est-il que l’inaccessibilité à la justice pour les salariés que le patronat rêvait d’obtenir, Sarkozy l’aura bien posée et Hollande l’aura bien scellée. Mais, après tout, le président n’a-t-il pas précisé, une fois élu, qu’il n’est pas socialiste, mais social-démocrate ?

Jean-Marc Destruhaut
Groupe anarchiste Salvador-Séguí





1. Entre autres : la loi dite des prud’femmes du 15 novembre 1908 instaurait l’éligibilité des femmes au conseil de prud’hommes. Une dernière réforme, en 1979, instaurait un large déploiement géographique et une plus grande couverture des branches d’activité avec de nouvelles élections en 1982 intégrant une limitation du mandat à cinq ans.
2. Cour d’appel et Cour de cassation, notamment en matière de requalification de CDD en CDI, ou, encore, la mise à bas du fameux CNE.
3. L’obtention de l’aide juridictionnelle s’apparente à un parcours du combattant et la modestie de son montant ridicule : le seuil de ressources offrant l’accès à l’aide juridictionnelle est de 929 euros par mois pour l’aide juridictionnelle totale, et il est inférieur au seuil de pauvreté (964 euros). Depuis le 1er janvier 2005, l’assistance d’un avocat à la Cour de cassation est obligatoire pour les affaires prud’homales. Sans oublier que, depuis le 1er octobre 2011, les justiciables doivent s’acquitter d’un timbre fiscal de 35 euros pour engager certaines actions en justice et en particulier devant le conseil des prud’hommes. Cette taxe inique devrait être supprimée en janvier 2014.
4. La suppression des élections étaient déjà dans les tuyaux d’une réforme à venir puisque les élections prud’homales prochaines, qui auraient dû avoir lieu en décembre 2013, avaient été annulées et donc le mandat en cours depuis 2008 était prolongé pour au moins deux années supplémentaires.
5. Voir Le Monde du 6 novembre 2009.
6. « Vers une suppression des élections prud’homales », CFDT.fr, 26 novembre 2013.
7. L’échevinage est un système d’organisation judiciaire dans lequel des juges de profession sont associés à des juges élus ou désignés, non professionnels de la justice.
8. Souvent, lors des mobilisations passées face aux attaques énoncées dans ce papier, les conseillers prud’hommes et militants de l’activité de défense étaient bien seuls, sans le poids de leurs organisations syndicales et, parfois, en nombre modeste par rapport aux avocats syndicalistes du SAF (Syndicat des avocats de France) mobilisés pour défendre la prud’homie.