Peut-on juger un tyran ? Le procès de Louis XVI et la désacralisation du pouvoir

mis en ligne le 11 décembre 2013
1725tyranAu cours de la Révolution française, le procès de Louis XVI est l’occasion pour ses adversaires républicains de s’en référer à la pratique antique du tyrannicide. Présenter le roi comme un tyran permet alors de justifier ce qui apparaît encore à l’époque comme un acte tabou, à savoir condamner un monarque à mort et le guillotiner. Sans compter que cela démontre à quel point la référence à la culture gréco-romaine est importante dans l’imaginaire politique des révolutionnaires à la fin du XVIIIe siècle. Mieux, on peut y voir une amorce de désacralisation du pouvoir qui conduit aussi, à la marge et de façon hésitante, à la critique généralisée des gouvernants et de l’État.
Peu avant le procès du roi, qui se tient en décembre 1792, l’une des interventions les plus remarquées est celle de Saint-Just. Dans son premier discours prononcé à la Convention le 13 novembre 1792, le jeune orateur de 25 ans demande à ce que Louis XVI soit condamné à mort sans procès. Pour défendre cette position, il fait abondamment appel à une notion héritée de la politique antique, qui est celle de tyrannie. Ce qu’on rejoue alors dans la France révolutionnaire, c’est le meurtre de César par Brutus. C’est-à-dire la mise à mort du tyran par celui qui tente de sauver la République.
Pour mieux préciser cet état d’esprit, il faut comprendre la tradition antique du tyrannicide, qui n’est rien moins qu’une justification de l’assassinat politique : le terme désigne à la fois à l’acte de tuer un tyran et la personne qui commet cet acte. Bien avant l’assassinat de César, c’est déjà une pratique jugée légitime. En 514 avant J.-C., un tyran grec nommé Hipparque est tué par deux citoyens athéniens qui deviennent dès lors des héros et en l’honneur desquels on érige des statues. Un siècle plus tard, en 410 avant J.-C., la démocratie est réinstaurée à Athènes après une courte période de dictature appelée le régime des Quatre-Cent. Le tyrannicide est alors légalisé par un législateur nommé Démophantos. Selon cette loi, celui qui renverse la démocratie est considéré comme un ennemi des citoyens et peut être tué légalement. Une partie des biens du tyran revient au meurtrier. C’est un acte légal et pieux, encouragé par les dieux.
La loi dit ainsi : « Si quelqu’un renverse la démocratie athénienne, ou, après son renversement, exerce quelque magistrature, qu’il soit tenu pour ennemi des Athéniens, qu’il soit impunément tué, que ses biens soient confisqués […]. Celui qui aura tué ce criminel, aussi bien que le conseiller du meurtre, resteront purs de toute impiété et de toute souillure 1. » De plus une, une seconde loi fait prêter serment aux citoyens de faire périr par tous les moyens celui qui renversera la démocratie au profit de la tyrannie. L’idée resurgit ensuite au ive siècle avant J.-C., contre Alexandre le Grand et les partisans des Macédoniens. La lutte contre la tyrannie est l’un des arguments invoqués par Démosthène.
On trouve la même idée dans le droit romain sous la république. Le tyran, c’est-à-dire le mauvais gouvernant, qui agit selon son intérêt personnel, de façon arbitraire, qui opprime le peuple, est considéré comme un ennemi du corps social et peut donc être tué par tous les moyens possibles. L’équivalent de la loi grecque dans le droit romain se nomme la lex valeria, édictée par le consul (peut-être purement mythique) Publius Valerius en 509 avant J.-C. Comme dans le cas athénien, elle donne le droit de tuer un homme aspirant à la tyrannie et garantit l’impunité au meurtrier. Selon les historiens, nous n’avons pas de certitude quant à l’existence réelle de cette loi, mais elle fut acceptée et reprise dans la législation romaine au fil des siècles. Elle illustre donc bien le fait que l’état d’esprit de la Rome républicaine était proche de celui d’Athènes.
Cet état d’esprit est précisément celui de Cicéron après l’assassinat de César en 44 avant J.-C. Dans le cadre des luttes politiques de l’époque, son objectif est de valoriser et de justifier ce meurtre, de discréditer le défunt César et de mettre en garde ceux qui voudraient s’emparer comme lui du pouvoir, notamment Marc-Antoine. Ainsi, chez Cicéron, le tyran agit comme un agresseur envers sa communauté. C’est à lui que revient l’initiative de l’attaque contre ses citoyens. Il se place de lui-même hors de la république, hors de la cité, et devient comparable à un bandit de grand chemin qui tend une embuscade. Partant de là, il déclare la guerre au peuple et celui-ci possède donc un droit naturel à se défendre.
Pour Cicéron – qui est le premier auteur à avoir véritablement inscrit le tyrannicide dans son système philosophique –, le tyran bafoue la loi et n’est pas protégé par elle. Tuer le tyran est donc un acte glorieux effectué au nom du droit naturel à la légitime défense : « C’est une race impie et méchante dont il faut à tout prix purger la société ; car de même que l’on coupe les membres où le sang et les esprits ne se portent plus et qui sont nuisibles au reste du corps, il faut, par la même raison, retrancher du corps social les êtres qui, sous la figure de l’homme, cachent toute la cruauté des bêtes farouches 2. » Et il écrit également pour avertir Marc-Antoine du sort qui l’attend s’il cherche à remplacer César : « Rien n’est plus beau, rien ne donne plus de droits à la reconnaissance publique, plus de titres à la gloire, que d’exterminer un tyran 3. »
Cette théorie du tyrannicide a profondément marqué la pensée politique au cours des siècles suivants. On la retrouve chez les théologiens catholiques, pour qui le tyran devient celui qui bafoue la loi divine. Cette incorporation de la pensée antique dans le catholicisme ne s’est toutefois pas faite facilement. Dans l’Épître aux Romains de l’apôtre Paul comme dans La Cité de Dieu d’Augustin d’Hippone, le ton est plutôt à l’obéissance des chrétiens au pouvoir : puisque Dieu à fait les gouvernants, ceux-ci sont incontestables. Ainsi, selon Paul : « Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi […]. Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience. »
Mais les choses évoluent au Moyen Âge avec l’idée que la révolte est possible contre un roi ou un empereur qui gouvernerait à l’encontre des commandements de Dieu. Jean de Salisbury est l’un des plus célèbres de ces théologiens favorables au tyrannicide. Il justifie au XIIe siècle dans son Policraticus le meurtre de tout gouvernant qui mépriserait la volonté divine. Le tyran est alors non seulement en guerre contre ses citoyens, mais surtout contre Dieu lui-même. Il doit donc être tué dès que possible : « Le tyran est celui […] qui opprime le peuple par une domination violente. Il ne s’arrête pas avant d’avoir invalidé les lois et réduit le peuple à l’esclavage. Si le prince donne une certaine image de la divinité, le tyran est l’image de la force brutale et de la perversité de Lucifer. […] Il doit le plus souvent être tué. » Ce livre est un classique de l’histoire du droit de résistance, et ce n’est pas un hasard si Fidel Castro lui-même cite Salisbury au cours de son procès en octobre 1953.
Ce qu’il est intéressant de constater, c’est que cette théorie du droit de résistance à la tyrannie, qui autorise l’assassinat politique, est une constante de l’histoire des idées. Elle connaît des périodes de reflux, mais elle resurgit toujours au bout de quelques siècles. Pendant les guerres de religion, les théologiens protestants et catholiques s’en emparent pour appeler à la révolte contre les souverains du camp adverse. Elle sert alors à justifier le meurtre des rois : Henri III et Henri IV, en 1589 et en 1610, sont tués au nom de la lutte contre la tyrannie. Peu importe ici que ce soit justifié ou non. Ce qui compte est que cela relève d’un processus de désacralisation du roi, et du pouvoir en général, qui n’a pas cessé de s’affirmer et de se consolider au fil des siècles. L’absolutisme royal de Louis XIV et l’œuvre tout entière de son idéologue Bossuet, qui n’a cessé d’en appeler au retour de l’obéissance aveugle à l’État, n’ont rien changé à cela.
Ce ne fut qu’un court reflux qui se referme avec la Révolution française. Lorsque Louis XVI est jugé et condamné, le tabou du régicide, décrit comme tyrannicide, est déjà tombé. Or, quelqu’un comme Saint-Just vit à travers les références à l’histoire de la pensée politique, et notamment à celle du monde gréco-romain. Avec bien d’autres révolutionnaires de son époque, il est imprégné de culture antique. Il vit à Paris à la fin du XVIIIe siècle comme on vivait à Athènes, à Spartes ou à Rome dans l’Antiquité. Il se rêve en Brutus. Tous, surtout les jacobins, se voient comme de nouveaux Brutus.
Dès lors, que nous dit Saint-Just lorsqu’il intervient le 13 novembre 1792, alors que s’annonce le procès du roi ? Il fait du Cicéron dans le texte. Il assimile Louis XVI à un tyran et demande sa condamnation à mort sans procès. En effet, selon Saint-Just, la tyrannie est un crime, c’est une rupture du lien avec les citoyens ; le tyran est un traître, un ennemi, un prisonnier de guerre qui a commis des crimes contre la communauté. Il ne saurait être jugé, donc protégé, en vertu des lois qu’il a lui-même bafouées. On retrouve ici la logique de Cicéron : le tyran défait la loi, entre en guerre contre les citoyens, et doit donc être traité comme un bandit, quelqu’un dont le crime est déjà constaté.
Nous serions un peuple indigne, nous dit Saint-Just, si nous ne nous élevions pas à la hauteur de ceux qui, aux côtés de Brutus, avaient compris cela et avaient valeureusement tué César. Juger le roi serait une régression face au plus haut degré de civilisation qu’atteignirent alors les Romains en tuant un tyran : « On s’étonnera un jour qu’au XVIIIe siècle on ait été moins avancé que du temps de César – là le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autres formalités que vingt-trois coups de poignard et sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd’hui l’on fait avec respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime ! » Puisque le tyran est hors la loi, puisqu’il a renié le droit, il ne saurait y faire appel pour se défendre.
Il y a une certaine élégance dans l’argument, qui masque aussi une manœuvre politique. Les jacobins ont alors peur qu’un procès s’éternise et qu’il donne au roi la possibilité de se défendre et peut-être d’être acquitté. Mais le plus intéressant pour nous aujourd’hui est l’usage que fait Saint-Just de la catégorie de « tyran ». En effet, Louis XVI n’est pas tyrannique parce qu’il aurait mal gouverné. Cette idée, pourtant, aurait été celle de Cicéron ou de Salisbury : selon ces deux philosophes, il existe des bons rois (soucieux de l’intérêt commun ou respectueux de Dieu) et de mauvais rois. Seuls les seconds sont dépeints en tyrans. C’est au peuple, ou à Dieu, de faire le tri.
Pas chez Saint-Just, et c’est une avancée cruciale : il n’y a jamais de bons rois. L’orateur nous dit ainsi, condensant sa pensée en deux phrases célèbres : « On ne peut pas régner innocemment » et donc « tout roi est un rebelle et un usurpateur ». Il balaie ici avec un certain sens de la formule plus de vingt siècles – depuis les premiers philosophes grecs – de distinction minutieuse entre le bon et le mauvais gouvernant. Robespierre, chez qui la référence à Cicéron est tout autant importante, dira à peu près la même chose quelques semaines plus tard, le 3 décembre 1792. Louis XVI, assassin de son peuple, est un tyran. Il est automatiquement coupable. Aucune loi, aucune constitution, ne sauraient le protéger : « Lorsqu’une nation a été forcée de recourir au droit de l’insurrection, elle rentre dans l’état de la nature à l’égard du tyran. Comment celui-ci pourrait-il invoquer le pacte social ? Il l’a anéanti : la nation peut le conserver encore, si elle le juge à propos, pour ce qui concerne les rapports des citoyens entre eux ; mais l’effet de la tyrannie et de l’insurrection, c’est de les constituer réciproquement en état de guerre. Les tribunaux, les procédures judiciaires ne sont faites que pour les membres de la cité. » Et ainsi, selon Robespierre, « le procès du tyran, c’est l’insurrection ». Le peuple s’étant révolté, Louis XVI est déjà condamné.
Il est intéressant de constater qu’il y a ici une simplification des catégories politiques qui mène à une critique indifférenciée et généralisée de toutes les formes de monarchie. Face à un roi, rien ne sert d’évaluer patiemment sa politique, ses décisions, pour déterminer s’il s’agit d’un monarque juste ou injuste. Tout roi est un traître et un ennemi du peuple. Or, ce processus de simplification est un premier pas vers la désacralisation du pouvoir, et donc l’abandon de la distinction entre bons et mauvais gouvernants. Bien évidemment, Saint-Just et Robespierre ne sont pas allés jusque-là. Chez eux le rejet absolu de la monarchie n’a pas mené à un rejet du pouvoir ou de l’État. Ils pensaient que le régime républicain qu’ils étaient en train de bâtir était le meilleur possible.
Mais cette barrière, au moins dans le domaine des idées, s’est révélée en fait très fragile. Pendant la Révolution française, la dénonciation du pouvoir royal, sa diabolisation ont ouvert en fait la porte à une désacralisation du pouvoir tout court. D’autres, à l’époque, ont franchi le pas en s’inspirant notamment de la critique rousseauiste du gouvernement. Ce fut le cas, dans une certaine mesure, de Marat et Sylvain Maréchal 4. Ce fut souvent une évolution marginale, exprimée de façon confuse. Mais il était finalement logique que la théorie du tyrannicide et son usage pendant la Révolution française finissent, dans le contexte de l’époque, à englober non plus seulement le roi, mais tous les gouvernants. La référence à cette pratique antique et à des penseurs comme Salisbury a contribué à une évolution intellectuelle dont les anarchistes du XIXe ont été les héritiers directs.


Erwan
Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste


1. Sur l’histoire du tyrannicide, voir Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, PUF, 2001 et Monique Cotteret, Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009.
2. Cicéron, De Officiis, III, 6.
3. Cicéron, Seconde philippique, XLV.
4. Voir Le Monde libertaire n° 1712 et n° 1720.