L’affaire Durand : quand la bourgeoisie se déchaînait au Havre

mis en ligne le 4 décembre 2013
Patrice Rannou nous livre ici une nouvelle mouture augmentée d’une première livraison qu’il avait rédigée en 2010, à l’occasion du centenaire de l’affaire Durand, syndicaliste et anarchiste brisé par le capital. Ce nouvel opus, publié aux éditions Noir et Rouge 1, est enrichi de nombreux extraits tirés de la presse de l’époque, tant locale que nationale, syndicale que bourgeoise et agrémenté de nombreuses images photographiques du port du Havre des années 1900. Après Ferrer, fusillé en 1909, et avant Sacco et Vanzetti, exécutés en 1927, l’affaire Durand se joue de 1910 à 1926, année de la mort de ce dernier à l’asile d’aliénés de Rouen. Mort de folie suite à son enfermement dans les prisons de la république après sa condamnation à la décapitation, à sa séquestration dans le quartier des condamnés à la peine capitale. Jules ne se remettra jamais de ce séjour dans le couloir de la mort. L’objectif de briser un syndicaliste anarchiste, de détruire l’organisation de résistance et de combat des charbonniers du Havre fut atteint, mais, contrairement, aux espérances patronales, l’anarcho-syndicalisme havrais ne fut pas mis au pas par cette tragique histoire. L’affaire commence par une rixe de pochards sur les quais entre un renard ivre, autrement dit un jaune, et des non-syndiqués alcoolisés. L’affaire tourne mal et le contremaître briseur de grève est retrouvé mort. L’occasion était trop belle d’impliquer Jules Durand dans ce mauvais drame, d’en faire un bouc émissaire afin de casser le syndicat qui, quelque temps auparavant, avait mené une longue grève contre la mécanisation du port sans avancées salariales. Durand, abstinent et non-violent, mais secrétaire du syndicat des charbonniers, est alors accusé d’avoir, lors d’une réunion, demandé la mise à mort du renard. Puis l’affaire, bien orchestrée par la presse réactionnaire et haineuse, s’emballe. Les faux témoignages se multiplient et le tour est joué. Durand est arrêté, incarcéré, condamné par un jury largement composé de bourgeois ennemis de la classe ouvrière révolutionnaire qui prononce « un verdict de terreur » (page 43). Le mouvement ouvrier, auquel s’associe quelques notables de « gauche », proteste massivement au Havre et dans toute la France contre cette décision de « justice ». Pas moins de 1 500 meetings de protestation (page 80) sont organisés en solidarité. Rapidement, l’iniquité de la peine infligée à Durand apparaît au grand jour. Dès 1910, sa peine est commuée en sept ans de réclusion, mais la raison de Durand a déjà vacillé. Libéré en 1911, il est interné à Sainte-Anne, à Paris. Jules Durand voit sa condamnation annulée en 1912 et son innocence pleine et entière reconnue en 1918, mais sa santé mentale et physique se dégrade et il meurt prématurément, en 1926. À son enterrement, il est accompagné par des milliers d’ouvriers. En 1931, un monument (page 159) est érigé par souscription ouvrière à sa mémoire dans le cimetière Sainte-Marie du Havre où il rappelle, encore aujourd’hui, cette exécution légale. Au-delà d’entretenir la mémoire et l’assassinat de l’un des nôtres, le livre de Patrick Rannou a le grand mérite de nous décrire, par le menu et preuves à l’appui, le mécanisme d’une justice de classe qui ne recule devant rien, ni le mensonge ni la calomnie, pour écraser un homme et par la même occasion essayer de détruire, en l’espèce, le syndicalisme d’action directe. C’est la leçon à retenir de cette affaire. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est la mécanique et le processus employés par la bourgeoisie d’alors, car rien ne dit que, dans d’autres circonstances et dans d’autres lieux, elle n’en use encore. À nous de nous en souvenir et d’y prendre garde.