Front populaire : quand tout était possible

mis en ligne le 4 décembre 2013
À l’heure des choix
Daniel Guérin a participé à tous les combats de la gauche internationaliste et révolutionnaire pendant près de soixante ans. Mais avant de devenir à partir des années soixante-dix un théoricien du communisme libertaire et un propagandiste de l’émancipation homosexuelle, l’auteur de Ni Dieu ni maître 1 a longtemps cherché comment concilier ses principes antiautoritaires avec une action politique efficace. Front populaire, révolution manquée relate ses dix premières années (1930-1940) d’engagement militant. Publié pour la première fois en 1963, ce livre de témoignage, vif et captivant, frappe par l’actualité des questions et des choix auxquels se trouve confronté le jeune militant.
Au cours des dix années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, Daniel Guérin va participer à quatre épisodes majeurs de l’histoire du mouvement ouvrier : l’affrontement entre sociaux-démocrates réformistes et communistes staliniens, le Front populaire, la guerre d’Espagne, et enfin la marche vers la guerre. Viscéralement libertaire mais refusant de se « couper des masses », le jeune militant qui brûle de mettre sa plume au service de la classe ouvrière sera constamment obligé de choisir entre ses idéaux et sa volonté pragmatique de peser sur les événements. « J’ai horreur des sectes, des cloisonnements, des gens que presque rien ne sépare mais qui, pourtant, se regardent en chiens de faïence. Je n’aime pas me rétrécir, me mutiler. Voulant être, si possible chez tous, avec tous, je voudrais, présomptueusement, réconcilier, rassembler », écrit-il.

Agir, mais où ?
Lorsque Daniel Guérin s’engage dans l’action politique, la lutte qui fait rage depuis la scission du congrès de Tours (1920) entre le parti communiste inféodé à Staline et la SFIO acquise au réformisme atteint son paroxysme. Le mouvement syndical s’est lui aussi divisé : d’un côté la vieille CGT dont les syndicalistes révolutionnaires ont été exclus, de l’autre la nouvelle CGTU dominée par les communistes où l’opposition antistalinienne se retrouve quasiment muselée. À l’extrême gauche, les « effectifs squelettiques » des groupes anarchistes, trotskistes, ou de la CGT-SR (syndicaliste révolutionnaire) les condamnent à la marginalité. Vaut-il mieux tenter d’agir avec l’opposition de gauche au sein de la SFIO et de la CGT – au risque de cautionner les compromissions des « bonzes » socialistes – ou bien rejoindre la minorité qui bataille dans la CGTU contre les moscoutaires – au risque de devenir l’otage des staliniens –, ou encore adhérer à l’une ou l’autre des formations de l’extrême gauche révolutionnaire que leur éparpillement voue à l’impuissance ? Daniel Guérin hésite. Après une visite à Léon Blum, il adhère à la SFIO où il sympathise avec Marceau Pivert 2, l’animateur du courant révolutionnaire au sein du Parti socialiste. Quelques mois plus tard, « écœuré par l’électoralisme de la SFIO », Guérin en claque la porte puis, après avoir rencontré Pierre Monatte 3 qui le fait entrer au Syndicat des correcteurs – afin qu’il puisse gagner sa vie –, il entame une collaboration avec deux revues qui militent pour la réunification syndicale et le retour à la Charte d’Amiens 4, La Révolution prolétarienne et Le Cri du peuple. Déjà il se passionne pour un sujet encore peu présent à l’ordre du jour de la gauche française : la lutte des peuples colonisés, en Algérie, en Indochine, au Liban…
S’il partage les options politiques de Monatte et des syndicalistes révolutionnaires, le jeune Daniel Guérin, issu d’une famille fortunée – son père est collectionneur et critique d’art –, poète à ses heures et admirateur de Proust, se sent peu à l’aise parmi les militants ouvriers, lesquels, en retour, ne cachent pas leur méfiance envers celui qu’ils considèrent comme un intellectuel bourgeois. Les furieuses querelles de clan qui traversent le Syndicat des correcteurs choquent son idéalisme de militant novice. Travaillant à l’imprimerie pour des journaux staliniens et collaborant en dehors au Cri du peuple, il redoute d’être un jour démasqué, traité de « trotskiste », de « vipère lubrique », voire d’être tabassé « par des camarades qu’en désertant ma classe d’origine, j’avais voulu rejoindre ». Mais tandis que l’échec de la campagne pour la réunification syndicale a provoqué la disparition du Cri du peuple, la brusque ascension électorale des hitlériens de l’autre côté du Rhin surprend les partis de gauche. Daniel Guérin, qui est germanophone, effectue un premier voyage en Allemagne en 1932, puis un autre l’année suivante pour le journal de Léon Blum, Le Populaire, juste après l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il en rapporte des textes saisissants 5.
En France, la crise économique s’éternise et les affaires politico-financières exaspèrent l’opinion. La manifestation du 6 février 1934 révèle la montée en puissance du courant fasciste. Un front commun des partis ouvriers lui répond car Staline, pris au dépourvu par le pacte que viennent de signer l’Allemagne de Hitler et la Pologne de Pilsudski – alors que l’autocrate rouge escomptait déjà s’entendre avec le IIIe Reich sur le dos des Polonais –, ordonne à tous les partis communistes un virage à 180 degrés : les mêmes qui vitupéraient hier « l’impérialisme français » et la SFIO « social-fasciste » versent à présent dans la surenchère patriotique et belliciste. Ils appellent à un Front populaire avec les radicaux, en attendant un « Front des Français » avec les Croix-de-Feu. Un an plus tard (mai 1935) le retournement stratégique de l’URSS – et donc celui du PCF – est consommé avec la signature du pacte Laval-Staline.

Agir du dedans ?
Sentant venir l’affrontement entre les partis de gauche et les ligues fascistes, Daniel Guérin, malgré sa « répugnance », réintègre la SFIO, afin de ne pas se « couper des masses ». Il y retrouve Marceau Pivert qui anime la tendance Gauche révolutionnaire et dirige la fédération de la Seine. Quand le Front populaire parvient au pouvoir, en mai 1936, un vaste mouvement de grèves se déclenche qui rassemble les travailleurs bien au-delà de la gauche traditionnelle. Dans les usines occupées, les ouvriers restent sourds aux appels à la modération que leur lancent les leaders politiques et syndicaux. La Gauche révolutionnaire exhorte Blum à rompre avec le capitalisme et Marceau Pivert publie son célèbre article : « Tout est possible ! » Mais ni le Parti radical ni la SFIO, et encore moins le PCF – à qui Staline a enjoint de s’aligner sur les positions des bourgeois du centre gauche, comme il le fera bientôt en Espagne – ne veulent d’une révolution. Et c’est L’Humanité, par un article de Marcel Gitton (numéro trois du parti et futur vichyste) qui se charge de répondre à Pivert : « Tout n’est pas possible. »
Marceau Pivert, Daniel Guérin et la Gauche révolutionnaire ont cru qu’ils pourraient peser sur les événements en agissant à l’intérieur de la SFIO, laquelle demeure le pôle central du mouvement ouvrier français et où leur courant peut s’exprimer, au contraire du PCF. Pivert a même accepté un poste de chargé de mission à la présidence du conseil, pour s’occuper de cinéma et de radio – parmi ses proches, seul Daniel Guérin lui a déconseillé d’accepter. Les voilà donc enfermés dans un double discours et contraints de soutenir un « gouvernement débile » qui s’évertue à étouffer le mouvement spontanément parti des masses, à rendre d’une main aux patrons ce qu’il leur a pris de l’autre, qui s’enlise dans le maquignonnage ministériel et refuse son soutien à l’Espagne républicaine. Quant à l’action revendicative de la CGT réunifiée, à laquelle Daniel Guérin a participé activement, n’a-t-elle pas eu pour effet de détourner les travailleurs de leur véritable but, le renversement du capitalisme ? Comment résoudre cette contradiction du syndicalisme ?
De l’échec du Front populaire, Pivert et Guérin concluent qu’il a manqué, au moment où « tout était possible », une organisation réunissant largement les composantes de l’extrême gauche révolutionnaire, une organisation qui aurait « aidé » les travailleurs à prendre conscience de leur force, à transformer les occupations d’usine en « grève gestionnaire » et à constituer à la base des « liaisons latérales » échappant aux partis et syndicats institutionnels.

Agir du dehors ?
Lorsque leur tendance est finalement exclue de la SFIO, en juin 1938, Pivert, Guérin et les militants de la Gauche révolutionnaire fondent le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP) dont ils pensent qu’il pourra être cette organisation d’avant-garde qui a tant manqué en juin 1936. Mais le petit PSOP (8 000 à 10 000 adhérents) peine à se faire entendre face aux organisations de masse que sont le PCF, la SFIO et leurs satellites. Les « pivertistes » connaissent à leur tour les affres des groupes dissidents, l’isolement, le manque de moyens, les querelles internes et les scissions à répétition.
Entre-temps, le IIIe Reich a entrepris un formidable programme de réarmement et commencé à récupérer les territoires perdus à Versailles. En mars 1936, Hitler a inauguré sa politique de reconquête par un coup de bluff en réoccupant la Rhénanie avec trois bataillons. Nous savons aujourd’hui que le régime nazi, encore mal assuré et désarmé, n’aurait pas survécu au printemps 1936 à un échec militaire, ni même à un boycott économique rigoureux alors que la remilitarisation de la Rhénanie va lui donner un second souffle et le placer dans une dynamique de succès qui ne s’arrêtera qu’avec la guerre. Cette fois, bien décidés à ne plus déroger à leurs principes, le pacifisme, l’antimilitarisme et le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (sic !), les « pivertistes » ont défilé à Paris pour prévenir toute tentative d’intervention de l’armée française et ils réitéreront à chaque crise en accusant « l’impérialisme » des démocraties occidentales de pousser à la guerre.
C’est là que le livre de Daniel Guérin prend toute sa dimension : en retrouvant le fil de ses réflexions d’alors, l’auteur nous place dans la position de devoir nous aussi assumer un choix et, même avec le recul de l’histoire, nous en mesurons toute la difficulté. Au pied du mur, que fallait-il faire ? Qu’aurions-nous fait ? Défiler pour réclamer la guerre préventive et l’union sacrée, vingt ans après la grande boucherie ? Rester chez soi et remettre son sort aux mains des diplomates et des politiciens ? Ou manifester avec Pivert et Guérin pour la paix à tout prix en se réclamant d’un improbable « défaitisme révolutionnaire » face à une dictature fasciste radicale qui affichait ses ambitions hégémoniques et qui n’avait pas, elle, à tenir compte de son opinion publique et des « larges masses pacifistes » ?

Mémoire sociale
Écrit comme un journal, dans un style direct, Front populaire, révolution manquée alterne les réflexions politiques et les scènes de la vie militante. Avec Daniel Guérin nous pénétrons dans les locaux et les imprimeries des revues syndicalistes révolutionnaires, en juin 1936 dans le Comité de propagande et d’action syndicale d’un quartier populaire, puis dans les coulisses et à la tribune des congrès de la SFIO ou du PSOP. Nous y croisons les figures marquantes de la gauche et de l’extrême gauche des années trente : Blum d’abord, dont Daniel Guérin brosse un portrait peu flatteur de grand bourgeois emphatique et manipulateur ; Trotski, qu’il admire mais dont les diatribes à l’encontre du PSOP « centriste » et « petit bourgeois » le lassent – en annexe, un courrier de vingt-cinq pages 6, pas moins, dans lequel Trotski donne une insupportable leçon de « morale ouvrière » et de trotskisme à Pivert, constitue un morceau d’anthologie de l’intolérance en langue de plomb. Les mentors de Guérin sont là aussi, au premier rang desquels Pierre Monatte et, bien sûr, Marceau Pivert – à qui la première édition du livre était dédiée.
L’auteur a souvent la plume acérée et les portraits pour le moins contrastés qu’il trace de ses compagnons de route nous font toucher du doigt la difficulté de « réconcilier, rassembler » – comme il dit vouloir le faire – des fortes personnalités aux idées intransigeantes dans un mouvement qui prétend s’adresser « aux masses » et doit pour cela parler d’une seule voix. Voici Simone Weil, « redoutable ergoteuse […] ratiocinant sans fin […] qui avait toujours le dernier mot », en provoquant, nous dit Guérin, « l’épuisement physique et mental de son malheureux contradicteur ». « Dans son appartement très bourgeois de la rue Auguste Comte », poursuit-il, « elle pérorait inlassablement devant un cercle de dévots, au premier rang desquels ses parents ». On conviendra que le portrait n’est guère d’un bon camarade et les autres sont à l’avenant : Victor Serge, « énigmatique et doucereux », Monatte qui, « trente années durant », ne cessa jamais de nourrir à son égard « une suspicion empoisonnée » car il le soupçonne de sympathies cachées pour l’URSS… Marceau Pivert lui-même, plus proche compagnon de Guérin et personnalité centrale du livre, velléitaire, contradictoire 7, « tantôt Marceau-Quichotte, tantôt Marceau-Panza », n’échappe pas à quelques coups de griffe…
Après ceux de Franz Jung, Louis Mercier Vega, Victor Serge, c’est un nouveau témoignage d’un de ces révolutionnaires internationalistes de l’entre-deux-guerres que la collection Mémoires sociales des éditions Agone fait revivre. On appréciera particulièrement le glossaire qui retrace les parcours de 140 militants peu connus, de toutes tendances et de toutes origines, qui sont cités dans le texte de Guérin. Mémoires sociales, voila une collection qui porte bien son nom car les combats des révolutionnaires ayant eu le courage de résister à toutes les oppressions, fasciste, capitaliste, stalinienne, et qui ont été relégués dans les notules de l’histoire officielle par leurs ennemis politiques, ces combats ni ces combattants ne doivent tomber dans l’oubli. Au-delà des échecs et des batailles perdues, leurs livres témoignent d’un espoir peut-être insensé, mais qui ne s’est jamais éteint.




François Roux









1. Ni Dieu ni maître. Histoire et anthologie de l’anarchie, Paris, Éditions de Delphes, 1965.
2. Marceau Pivert (1895 – 1958) anime successivement La Bataille socialiste puis la Gauche révolutionnaire à l’aile gauche de la SFIO. En 1938 il quitte la SFIO et fonde le PSOP. Lors de la crise de l’automne 1938 il se revendique « munichois » par pacifisme. Le PSOP est dissous en 1940 par le gouvernement Pétain et Pivert s’exile au Mexique. Après la guerre, il rejoint la SFIO et prend parti pour l’indépendance de l’Algérie peu de temps avant sa mort.
3. Grande figure du syndicalisme révolutionnaire, Pierre Monatte (1881 – 1960) avait été l’un des seuls leaders de la CGT à refuser l’Union sacrée en 1914. Après la guerre il anime l’opposition syndicaliste révolutionnaire au sein de la CGT réformiste. Il rejoint le PCF en 1923, où il est proche de Boris Souvarine et Alfred Rosmer. Comme ces derniers, il est exclu fin 1924 au cours d’une purge de la « gauche » du parti. Il fonde alors en janvier 1925 la revue La Révolution prolétarienne qui deviendra le lieu de rencontre des révolutionnaires antistaliniens, dissidents marxistes et libertaires.
4. Adoptée en 1906 par la CGT, la Charte d’Amiens marque la victoire provisoire du syndicalisme révolutionnaire dans le mouvement ouvrier français. La Charte assigne au syndicalisme un double objectif et une exigence : la défense des revendications immédiates et quotidiennes, et la lutte pour une transformation d’ensemble de la société en toute indépendance des partis politiques et de l’État.
5. Guérin (Daniel), Sur le fascisme I. La peste brune, Maspero, coll. «Petite collection», Paris, 1969.
6. Trotski précise sans rire aux dirigeants du PSOP que, si sa lettre ne tient pas dans leur journal, ils n’ont qu’à la publier sur plusieurs numéros consécutifs.
7. Marceau Pivert participe notamment à la création du « mythe Blum » et au culte de la personnalité du leader socialiste en appliquant, s’étonne Daniel Guérin, des « techniques de propagande totalitaire ».