Avant, c’était mieux

mis en ligne le 21 novembre 2013
Lola Sémonin, bien connue des libertaires puisqu’elle en a toujours été très proche et milita même un temps à leur côté, incarne au théâtre le personnage de la Madeleine Proust, depuis une trentaine d’années. Nous avons appris à connaître ce personnage attachant au fort accent du Haut-Doubs qui, au fil des spectacles, n’a jamais cessé de poser un regard à la fois tolérant et emprunt du bon sens paysan sur le monde qui l’entoure. S’adaptant à l’évolution sociétale, nous l’avons vue voyager, essayer de s’adapter aux nouvelles technologies. Dans son dernier spectacle, la dame devenue vieillissante se prend d’affection pour Kamel, un ado de La Courneuve placé en famille d’accueil. Ils s’adaptent l’un à l’autre, se charrient et finissent par s’adopter. Ce spectacle est un hymne à l’écoute, au partage et à la tolérance, des vertus devenues trop rares de nos jours.
Et puis, pour notre plus grand plaisir, un jour, son éditeur a eu l’idée de demander à Lola Sémonin d’écrire la vie de son personnage, la Madeleine. Lola avoue « qu’elle n’y aurait jamais pensé »… Aussi, pour réaliser cette gageure et inventer la vie de Madeleine, née en 1925 et atteignant ses 14 ans en 1939, Lola a énormément lu, non seulement des auteurs décrivant la condition paysanne dans la région du Haut-Doubs, mais aussi des ouvrages sur la guerre de 1914-1918, le Front populaire, la montée des fascismes en Europe, etc., puisque, dans ce volume, les mémoires de la Madeleine s’arrêtent en 1939. Mais, n’anticipons pas. Pour démarrer l’ouvrage par la naissance de la petite Madeleine, Lola reprend la description qu’elle avait esquissée dans un court-métrage en scope, L’Angèle des neiges, qui obtint trois fois le prix du jury et racontait l’histoire d’une naissance dans une région montagneuse, en plein hiver et la solidarité de tout le voisinage pour arriver à ce qu’elle se passe bien, dans des conditions quasiment impossibles : nous sommes en 1925 et il ne faut compter ni sur le téléphone, ni sur les chasse-neige, mais sur la seule débrouille. La description écrite de Lola est aussi précise et imagée que celle filmée et qui m’avait beaucoup impressionné lors de la projection (les images et couleurs réelles en plus). C’est ensuite un vrai plaisir de voir cette gamine grandir, elle et son grand frère trop vite rattrapés pratiquement chaque année par une flopée de marmots, comme cela était si souvent le cas dans ces temps où il n’était pas question – et encore moins à la campagne qu’à la ville – d’avorter. La petite enfance de Madeleine se passe comme celle de toutes les filles aînées des grandes familles de ce temps, où les mères débordées et déjà tôt usées à la tâche ménagère et paysanne se reposaient sur celles-ci. Dans les familles pauvres des régions montagnardes reculées et quasi isolées, il est bien banal de dire que, dans les années 1920, la vie n’avait rien d’enchanteur. Aussi, lorsque la petite Madeleine a enfin le droit de s’affranchir de quelques services familiaux, après que son père – « athée soft », en comparaison de la « môman » très portée sur la religion –, traumatisé par les horreurs de la guerre de 1914 et très attaché à l’éducation, n’intervienne pour qu’elle puisse aller à l’école communale. Mais la gamine, ravie d’échapper à la surveillance constante d’une mère rigide et peu affectueuse (parce que tout simplement, elle n’en a pas le temps), déchante vite devant l’autorité d’une « maîtresse d’école » à l’ancienne, qui ne compte pas à faire régner sa loi à coups de règles en fer et de punitions dans un cagibi sans lumière. Peu importe, pour Madeleine, les six kilomètres aller-retour sont toujours ça de temps qu’elle ne passe pas, sitôt rentrée à la ferme, à travailler et à s’occuper de la ribambelle de ses petits frères et sœurs (ceux qui ne sont pas morts en couche), qu’elle torche et dont elle s’occupe le matin et le soir. Mais la monotonie des jours est heureusement rompue par la camaraderie ou tout événement susceptible de la rompre : une première visite à la ville et la découverte d’un autre monde, les événements familiaux, naissances et baptêmes et encore le dur apprentissage des récoltes d’où l’on revient fourbus, mais gorgés d’images. Mais aussi les accidents de la vie, l’apprentissage du meilleur et du pire, comme, par exemple, comment échapper à un vieil oncle insistant libidineux pédophile, ou encore échapper au désespoir quand la ferme du petit voisin brûle et que, une fois encore, grâce à la solidarité et l’entraide, tous les gens des environs, y compris Luigi, l’Italien antifasciste qui fuit la misère, les aident, elle et son père, à reconstruire une nouvelle vie. Au cours des chapitres suivants, celle qui n’était encore qu’une gamine grandit et s’ouvre aux autres et à ce monde qui évolue vite dans le début des années 1930 et voit arriver enfin en Franche-Comté la première TSF, puis le cinéma et les changements portés par Léon Blum et le Front populaire… Les premiers touristes qui se rient de leur « authenticité » et de leur accent brut comme la roche de la montagne et traînant et goûteux comme le comté…
En d’autres temps, où tout va trop vite, il est réconfortant et plus qu’instructif de se replonger dans ce monde paysan, d’où beaucoup d’entre nous sommes issus et qui ne devait compter que sur ses propres forces et la solidarité pour survivre dans un monde où les paysans étaient considérés comme leurs bêtes et où devenir un homme ou une femme se forgeait à la force de la volonté. Dans ce témoignage d’un autre temps, jamais d’amertume, juste le constat du réel, mais bien souvent agrémenté de la générosité autant de la nature que de la plupart des personnages qui composent cette histoire ordinaire… Le style est une musique particulière de la voix de la Madeleine, et les dialogues en sonnent d’autant « plus vrais que vrais ».