Les bits se battent

mis en ligne le 28 novembre 2013
1723CashLa première victime avait soixante-quinze ans. Gerardo Gentilella, « Jerry the Barber » coupait les cheveux et rasait les mentons depuis des décennies, au son exaltant des arias de Verdi et Puccini. Il proposa même de renoncer à son salaire et de ne vivre que des pourboires que laissaient les clients, mais on fut inflexible. Il devait partir, car il n’y aurait plus de clients, parce qu’il n’y aurait plus d’êtres humains à pilosité perpétuellement renouvelée. Mais partir d’où ? De la bourse de New York. Du New York Stock Exchange, à Wall Street. C’était le 30 juin 2006, et son départ ne signifiait pas que l’on allait raser gratis. Il signifiait que les traders (en français préhistorique et dinosauresque, les agents de change) ne viendraient plus jamais, physiquement, en ces lieux. Vous me direz que voir disparaître des traders ne saurait engendrer que joie et bonne humeur. Non, parce que vous savez vous aussi ce qui les a remplacés : quelque chose d’encore plus dénué de pitié (est-ce possible, avoir moins de pitié qu’un trader ?), quelque chose de bien plus rapide. Les algorithmes de combat. Pardon, les algorithmes de trading à haute fréquence. Les algorithmes qui vendent et achètent des actions et des obligations et des titres de toute nature et toute espèce des centaines, des milliers de fois par seconde.

Les choses se compliquent
Concert d’exclamations : « Mais, dinosauresque Potkine, cela fait des années que l’on sait qu’existe le trading à haute fréquence, réveille-toi ! » Un moment d’attention s’il vous plaît. Permettez-moi de l’introduire. Il est petit. Mais il est méchant. Venimeux, même, mais c’est ce qu’exige le sujet. Il vient de Belgique, aux bons soins de la maison d’édition « Zones sensibles », et c’est l’autobiographie d’un algorithme. L’autobiographie s’intitule 6, ce qui n’est pas son prix (12 euros). Il nous enseigne bien des choses. Entre autres que l’évolution darwinienne est un mécanisme très adaptable, tant qu’on lui fournit un carburant. Dans la nature ? La volonté de survie (« persévérer dans son être » disait, je crois, Spinoza). À Wall Street ? La volonté de se goinfrer d’autant de flouze que possible. Le « profit motive » a donc engendré une évolution darwinienne chez les traders américains qui savaient depuis longtemps que time is money, et que fast time is big money. En d’autres termes, que recevoir l’information avant autrui, et agir sur cette information avant autrui permet d’opérer l’intéressant transfert des deniers des non-informés vers les poches des informés. C’est ainsi qu’a vraiment commencée la fortune des Rotschild qui apprirent le résultat de la bataille de Waterloo longtemps avant tout le monde. Revenons à nos moutons. Tout commença par un robot capable de taper des ordres d’achat et de vente plus vite qu’un humain. Avec Internet, le berceau des TAZ et de la révolution, on se lança dans la course à la milliseconde. Mais voilà, la Bourse n’est pas un lieu aimable et coopératif. Nous allons donc introduire l’aspect un peu moins connu des choses.

Les bits se battent
Car si les traders sont d’immondes salopards à peine moins haïssables que les publicitaires, ils sont incontestablement fort intelligents. Et ils se sont aperçus que la vitesse était une arme, mais que la rouerie en était une autre. Ils commencèrent à rédiger des algorithmes pas seulement rapides, mais également vicieux. On vit naître Cobra, et Sniper, et Rasoir et Faucon et Embuscade et Ninja, et d’autres encore. Il y a les algorithmes qui envoient d’un coup un nombre gigantesque d’ordres d’achat, annulés quelques secondes après, Sumo par exemple. Dans quel but ? Afin de détourner l’attention de Ninja, d’Embuscade, d’Éclaireur et autres algorithmes qui reniflent la sacro-sainte tendance. Pendant que ces affreux se précipitent sur l’alléchante, mais illusoire tendance provoquée par Sumo, les malins propriétaires de Sumo, eux, ont les mains libres pendant trois, quatre secondes. De quoi gagner trois, quatre dizaines de millions de dollars… Ou, au lieu de la grosse artillerie, la micro-infiltration. Un algorithme attend les résultats des batailles d’algorithmes, n’envoyant aucun ordre, mais calculant à quel prix d’équilibre s’arrêtera l’échauffourée. Alors, averti avant tout le monde, hop, en une milliseconde, il rafle le résultat d’au moins sept ou huit secondes (des siècles !) d’efforts des autres. Savez-vous quelle est la dernière mode, dans ces guerres impitoyables ? Les micro-ondes. Oui, les micro-ondes, les mêmes que celles qui permettent de réchauffer les pizzas aux OGM. Elles permettent aussi aux informations de transiter plus vite encore que dans les câbles. 750 millisecondes de New York à Chicago ? Non, cent quarante millisecondes !
Terminons en rappelant que, en 2013, 90 % de la masse monétaire mondiale tourne dans les circuits de la finance, ce qui laisse 10 % du capital mondial pour payer ce qui nous éclaire, nous chauffe et nous nourrit.