Comment enrichir son employeur

mis en ligne le 21 novembre 2013
1722BoosterAh ! Les belles, les vertes années 2000-2003, quand les hackers, les altermondialistes et même les anarchistes croyaient que les babas au rhum poussaient sur les arbres et que l’Internet serait une arme révolutionnaire ! Hélas, nous sommes en 2013, la relation entre arbres et pâtisserie se limite à la fourniture d’emballages recyclables pour les tartes fécales d’Ikéa et l’Internet est, aussi, une arme réactionnaire. S’il en fallait une preuve, il suffit, pour la trouver, de se pencher sur l’une des dernières trouvailles des geeks : les online exchanges ou talent exchanges. Ils ont deux sources. La première fut les sites de petites annonces, CraigsList, Wannonce, etc. La seconde est née du besoin de certains grands amis de l’humanité, tels que Google, Amazon, Facebook et tutti quanti, de faire exécuter des tâches de grande ampleur et de grand ennui, mais qu’il s’avérait impossible ou trop coûteux de robotiser/algorithmiser. La solution consista à utiliser le crowdsourcing, le recours aux foules : vous devez, mettons, corriger cinq mille fichiers ou douze mille menus ou trois mille programmes informatiques. Vous déposez une annonce proposant une rémunération en échange des corrections dont vous avez besoin. Les sans-travail affamés de travail y répondent. Vous leur envoyez les fichiers bruts, vous recevez vos fichiers corrigés, vous payez les correcteurs, alléluia. L’idée a tant de charmes que plusieurs grands sites s’y consacrent : vous dénicherez facilement les mains habiles qui vous monteront votre meuble tartes-fécales, pardon Ikéa, sur TaskRabbit, vous recruterez votre consultant un peu plus haut de gamme sur Elance, ou sur ODesk, qui a engendré 35 millions d’heures de travail et 360 millions de dollars de paiements en 2012, soit 50 % de plus qu’en 2011.

Bonheur professionnel
La sécurité du système est garantie par une caractéristique reprise d’autres sites, tels que Tripadvisor : l’évaluation. Les employeurs malhonnêtes (si, amie lectrice, il faut bien que Le Monde libertaire te révèle la triste vérité, il existe des employeurs malhonnêtes) se voient publiquement stigmatisés par les employés qu’ils n’ont pas payés. Dans l’autre sens, les patrons peuvent clouer au pilori les employés trop lents ou complètement incompétents. Si l’on est en revanche patient et assidu, on accumule les bonnes évaluations et le site vous décerne telle ou telle marque d’honneur qui vous rend désirable. Quant aux avantages, quelle pléthore !
Si vous êtes un employeur, vous évitez : a) de recruter du personnel en CDI, d’ailleurs vous ne recrutez même pas en CDD, les formalités sont quasi inexistantes une fois que vous êtes inscrit sur le site ; b) de dépenser quoi que ce soit en locaux, indemnités repas, indemnités de congés payés, cotisations sociales, etc. ; c) de détourner vos précieux collaborateurs permanents de tâches plus directement rémunératrices (pour vous). Et si vous faites partie du 0,00001 % d’employeurs malhonnêtes, vous avez déjà deviné que la manière évidente de contourner le problème de l’évaluation, pour vous employeur, consiste à faire faire des tâches pour lesquels VOUS serez payé, mais à ne pas rémunérer ceux qui les ont accomplies pour vous, puis à disparaître dans la nature et à recommencer, sous un autre nom.
Si vous êtes un employé, vous évitez : a) de ne pas trouver de travail, une denrée rare par les temps qui courent ; b) de travailler à un horaire ou un rythme que vous n’avez pas choisi ; c) de travailler à une tâche que vous n’avez pas choisie ; d) de rester enchaîné à un employeur avec qui vous n’avez pas envie de rester ; e) de travailler en un lieu que vous n’avez pas choisi.

Une médaille a-t-elle un revers ?
Oui. Toujours. Le revers de la médaille des online exchanges, un terme que nous nous garderons de traduire par « bourses du travail en ligne » eu égard à l’affection que nous éprouvons pour Fernand Pelloutier, sera aisément aperçu par quiconque a travaillé plus que quelques semaines. Les exchanges permettent au capital de revenir au bon vieux système, qui lui est si favorable, du travail aux pièces. Mais à échelle mondiale ! Prenons un exemple simple. Vous êtes un informaticien français, vous découvrez une annonce demandant de corriger 20 000 lignes de code d’un type de programme que vous maîtrisez parfaitement. Vous posez votre candidature, et, prudent, vous demandez un salaire un peu au-dessous du prix du marché, disons 1 000 euros (je ne connais évidemment rien aux prix du marché informatique). Parfait. Mais au même moment, votre employeur potentiel reçoit 86 propositions d’informaticiens de l’Uttar Pradesh, qui, eux aussi, par prudence, se placent un peu en dessous du prix du marché. Du prix du marché de l’Uttar Pradesh. Bref, ils demandent, quelle audace, 200 euros. En définitive, le job est raflé par un petit cénacle de trois informaticiens du Kérala, qui, non contents de ne réclamer que 150 euros (pour eux trois, pas par personne), ont juré pouvoir rendre leur copie en trente-six heures (à trois, évidemment…), quand chacun sait que terminer un tel travail en quarante-huit heures signifie ne pas dormir une minute. Bref, non seulement Internet, comme à son habitude, contribue puissamment à atomiser toute forme de législation sociale, mais il favorise ici directement la vraie lutte de ce XXIe siècle naissant, la lutte antisyndicale…