La mise à mort de l’autorité : Sylvain Maréchal et la légion des tyrannicides

mis en ligne le 7 novembre 2013
1720SylvainMarechalSylvain Maréchal (1750-1803) pourrait bien être le seul véritable anarchiste de la Révolution française. Connu pour sa participation en 1796 à la Conjuration des égaux de Babeuf, dont il rédige le manifeste, il est l’un des rares penseurs de l’époque dont l’œuvre pose les bases – de façon parfois tâtonnante – des théories libertaires. Ce n’est donc pas un hasard s’il fut adoubé en ce sens par plusieurs figures de notre mouvement. Kropotkine discerne chez lui « une vague aspiration vers ce que nous appelons aujourd’hui le communisme anarchiste » 1, tandis que Nettlau considère qu’il « formula un anarchisme très clairement raisonné, bien que sous la fiction de la vie heureuse d’un état pastoral archaïque » 2. De plus, sur un plan politique, son influence se fait ainsi sentir dès l’été 1841 : il inspire le groupe communiste libertaire organisé autour de l’éphémère journal L’Humanitaire. Pour l’historien marxiste Maurice Dommanget, les idées de Maréchal servent alors de modèle sous la monarchie de Juillet pour diffuser la pensée anarchiste dans les milieux d’extrême gauche 3.
Ses idées, justement, quelles sont-elles ? Son athéisme intransigeant a retenu l’attention de Guérin. Celui-ci voit en Maréchal l’un des meneurs, avec son ami Chaumette – chef de file des ultra-révolutionnaires surnommés les « Exagérés » –, de la campagne de déchristianisation qui culmine en 1793 et symbolise la dynamique révolutionnaire. Contestant l’existence de Dieu, qu’il considère comme une création humaine, Maréchal est du côté des penseurs matérialistes les plus radicaux. Alors même que Robespierre et les déistes affirment avec cynisme que la religion est essentielle au maintien de l’ordre social – puisque sans elle, selon eux, le peuple n’a plus de raison de se soumettre au pouvoir –, il est le partisan acharné d’une morale laïque qui échappe à la superstition. C’est d’ailleurs précisément l’échec de cette poussée athéiste, violemment combattue par les jacobins au plus fort de la Terreur, qui marque, selon Guérin, le vrai coup d’arrêt de la Révolution 4.
Mais si Maréchal peut être déclaré anarchiste, c’est surtout pour deux autres thèmes centraux de son œuvre qui sont le rejet de l’État, exprimé au nom de l’égalité entre les hommes, et la volonté de lutter sans concession contre l’autoritarisme. Parmi les révolutionnaires de son temps, il se démarque en systématisant le rejet des gouvernants tel qu’on le trouve de façon sporadique chez Marat. Un peu à la manière de Rousseau, il évoque avec nostalgie un âge d’or égalitaire perdu, antérieur à la société, sous lequel les rapports de domination et la propriété n’existaient pas. Selon une formule récurrente dans ses textes, il rêve, en 1788, dans ses Apologues modernes à l’usage du Dauphin, d’un temps « où il n’y avait sur la terre ni maîtres, ni valets, ni souverains, ni sujets » 5. La naissance de l’État, l’apparition des lois et le monde politique en général sont autant d’étapes du processus de décadence qui mène aux distinctions sociales, à l’inégalité et à la confiscation du pouvoir par une minorité.
Cette utopie, perçue à la fois comme un passé lointain et un idéal à rebâtir, permet à Maréchal de faire la critique virulente des gouvernements. Il réclame la disparition de l’état et en appelle à son autodissolution : dans les Apologues modernes, il imagine un roi qui, constatant avec lucidité le caractère néfaste et superflu de sa fonction, décide de rassembler ses sujets pour leur annoncer son départ et la restitution du pouvoir entre leurs mains. C’est la même logique qui le pousse, en 1791, dans Dame Nature, à la barre de l’Assemblée nationale, à exhorter avec aplomb les députés à ne pas simplement proclamer la liberté, mais à œuvrer pour l’égalité réelle, absolue, donc à ne pas se relâcher tant que l’État n’aura pas été aboli. Il sent alors que la révolution s’essouffle et que ses chefs oublient trop vite que la fin de l’aristocratie ne signifie en aucun cas la disparition des injustices sociales.
Deux ans plus tard, en 1793, sa déception englobe cette fois la République. Il s’aperçoit que le changement de gouvernants n’a produit que des réformes superficielles. Dans Correctifs à la révolution, il compare dès lors la succession des régimes à des attaques incessantes de brigands qu’il faut repousser une à une : quelle que soit la forme de l’État, elle est toujours source de domination et génère les mêmes inégalités 6. Face à cette impasse, puisque la révolution se contente de substituer un despotisme à un autre, les individus doivent résister au sentiment patriotique – qui est une chimère – et quitter la société : tout homme devrait avoir le droit de se séparer de celle-ci pour vivre selon ses goûts et ses propres lois. Anticipant le rejet anarchiste de tous les types de gouvernement (peu importe qu’ils soient républicains plutôt que monarchiques), Maréchal défend donc aussi le droit de sécession, la liberté de se détacher de ceux dont on réprouve les valeurs ou le mode d’organisation.
Reste que le modèle idéal qu’il échafaude en guise d’utopie peut laisser perplexe. Maréchal, en effet, prône la disparition du corps social au profit d’un communisme agraire (les terres sont collectives) fondé sur la famille et placé sous égide patriarcale. En soi, l’aspect pastoral du projet se comprend. Il s’agit du même élan idéaliste de retour à la nature et à l’authenticité rurale que celui des Narodniki russes du siècle suivant. Et la volonté de dissoudre la société – dont l’ampleur démographique rend inévitable l’apparition d’un gouvernement – préfigure l’idée anarchiste d’une organisation dont l’unité de base (la commune) est la plus restreinte possible. Plus douteuse cependant est la place centrale donnée au père de famille, dont la tutelle supposée « bienveillante » s’étend sur une communauté d’individus liés par le sang 7. Sans oublier le côté terriblement misogyne de ce système : pour que les femmes se cantonnent au rôle de gardienne du foyer familial, Maréchal leur refuse toute activité politique et va jusqu’à demander qu’on leur interdise d’apprendre à lire. L’intérêt de son œuvre, par ailleurs indéniable, connaît ici une sérieuse limite 8.
Mais un second thème clé mérite chez lui une attention particulière : le rejet de l’État l’incite à développer un anti-autoritarisme intraitable qui, malgré sa violence, ne peut qu’interpeller les anarchistes. Fin 1790, il écrit dans Révolutions de Paris – journal à la pointe des exigences révolutionnaires – deux articles retentissants consacrés à la pratique antique du tyrannicide 9. Fasciné (comme Robespierre et Saint-Just) par la sacralisation gréco-romaine du meurtre politique et par des figures telles que Scevola ou Brutus, il défend la légitimité de l’assassinat des despotes. Il en appelle alors à créer une « légion de tyrannicides » lancée contre les rois. Formée d’une centaine de volontaires armés de pistolets et de poignards, elle serait envoyée dans toute l’Europe pour terroriser les monarques, mettre fin brutalement à leur règne et abattre les généraux ennemis. Maréchal, à la manière d’un Marat, estime que la mort d’une poignée d’individus permettrait d’en sauver des milliers.
Est-ce là le délire d’un rêveur égaré en politique et prompt au fanatisme ? Dans le climat de la Révolution française, nombreux sont ceux qui se voient en héritiers des citoyens athéniens ou romains pour qui tuer un tyran était un acte glorieux. Mieux, dans la fièvre républicaine et antimonarchique qui s’empare de Paris après l’insurrection populaire du 10 août 1792, l’idée est très sérieusement reprise par le député Jean Debry : il demande à l’Assemblée législative la formation d’un corps de 1 200 tyrannicides voués à affronter au corps à corps les souverains en guerre contre la France. Suscitant l’exaltation d’une partie de l’auditoire, puis soutenue par une pétition issue de sections révolutionnaires parisiennes, la proposition est d’abord votée avant d’être enterrée sous la pression hostile des Girondins.
Malgré son aspect irréaliste, le projet de Maréchal a bel et bien trouvé un écho favorable dans une frange de l’opinion. Mais le plus intéressant est la réponse qu’il donne dès 1790 à ceux qui lui rétorquent que rien n’empêcherait les rois européens d’envoyer en retour leurs propres tueurs pour éliminer les chefs révolutionnaires. Selon lui, « de cet inconvénient grave, il résulterait du moins cet avantage […] que les grandes places, les hauts rangs, deviendraient des postes moins courus » 10. Le résultat ne serait donc pas si néfaste s’il s’agit de faire peser une menace constante sur ceux qui, en France comme ailleurs, briguent les fonctions d’État et cèdent au « penchant pour la domination » que Maréchal déplore chez les hommes. En filigrane se dessine un monde où l’autorité est continuellement inquiétée ; où fourmillent des assassins voués à traquer sans relâche les apprentis despotes pour les éliminer ; où accaparer le pouvoir est un risque mortel. Et dans ce monde-là, les poignards des tyrannicides seraient « promenés dans tous les carrefours des principales villes de France » 11 pour rappeler à tous le prix à payer lorsqu’on rompt l’égalité pour asservir les autres hommes.
Bien entendu, l’intérêt ne réside pas, ici, dans la généralisation des assassinats, mais dans ce qu’elle symbolise : la recherche d’une méthode pour immuniser enfin la société contre le désir de supériorité sociale. Cette idée prend plusieurs formes chez Maréchal. En 1799, dans ses Voyages de Pythagore, il raconte l’histoire du peuple des Ausones, vivant près du Vésuve et si soucieux de préserver l’égalité qu’il décide de jeter dans le volcan tous les ambitieux, tous les « mortels assez audacieux pour se dire des géants parmi les égaux » 12. La méfiance envers le pouvoir et les inégalités aboutit à l’instauration d’un rite destiné à purger régulièrement la société de ses chefs. Comme dans le cas des tyrannicides, la violence du procédé peut sans doute choquer. Elle appartient certainement à une autre époque. Mais malgré ce côté excessif, Maréchal délivre un message clair aux anarchistes : l’homme ne perdra jamais son goût de la domination ; dès lors, une société égalitaire, sans maîtres, sans hiérarchie, ne survivra qu’en inventant ses propres modes de dissuasion des dérives autoritaires. Jour après jour, à sa façon, pour continuer à exister, elle devra être tyrannicide.

Erwan
Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste




















1. Pierre Kropotkine, La Grande Révolution, Paris, P.-V. Stock, 1909, p. 629.
2. Max Nettlau, Histoire de l’anarchie, Éditions du Cercle, 1971, p. 28.
3. Maurice Dommanget, Sylvain Maréchal, l’égalitaire, Paris, Spartacus, 1950, p. 423. L’Humanitaire était publié par Gabriel Charavay, un communiste antiautoritaire. Ce journal ne dura que deux numéros avant d’être interdit.
4. Daniel Guérin, La Lutte de classes sous la première république, t. 1, Paris, Gallimard, 1946, p. 410-421.
5. Apologues modernes à l’usage du Dauphin, Bruxelles, 1788, Leçon XLIII, p. 47-48. Le Manifeste des Égaux qu’il écrit huit ans plus tard comporte cette formule : « Disparaissez enfin, révoltantes distinctions de riches et de pauvres, de grands et de petits, de maîtres et de valets, de gouvernants et de gouvernés. »
6. Correctifs à la révolution, Paris, Cercle social, 1793, p. 96.
7. Loin d’être farfelu, Maréchal s’inspire en fait de modèles existant à l’époque (notamment celui de la « famille communautaire » des Quittard-Pinon) et considérés comme un proto-socialisme du XVIIIe siècle. Voir Maurice Dommanget, op. cit., p. 243-245.
8. Cela ne l’empêche pas d’être favorable au divorce, refusant que la femme soit en position d’infériorité au sein du couple. Voir Françoise Aubert, Sylvain Maréchal : passion et faillite d’un égalitaire, Pisa, Goliardica, 1975, p. 70-71.
9. Révolutions de Paris, n° 74, 1790, p. 445-455 et n° 77, 1790-91, p. 615-627.
10. Ibid., p. 622.
11. Ibid., p. 619.
12. Voyages de Pythagore, t. 5, Paris, Deterville, 1799, p. 38-39.