Le matérialisme dans tous ses états

mis en ligne le 16 octobre 2013
L’anarchisme et le matérialisme partagent un sort peu enviable : ils sont tous deux frappés d’infamie par un grand nombre de ceux de nos contemporains dont les étagères mentales sont encombrées par les pensées étriquées que leur inculque la doxa bourgeoise mâtinée de religiosité latente. Les propagandistes médiatiques sont les pourvoyeurs assidus de ces images d’Épinal : l’anarchiste est un poseur de bombes, au mieux un utopiste exalté, incapable d’imaginer une alternative à la démocratie parlementaire pyramidale ; le matérialiste aime le lucre, posséder des objets (d’où les expressions répétées à l’envi telles que « Cessons d’être matérialistes » dès qu’on veut critiquer les crétins qui font la queue pendant des jours pour acheter le dernier iPhone avant tout le monde, ou quand le pape déclare que le capitaliste est une idéologie matérialiste), le matérialiste est un jouisseur égoïste (l’hédonisme débauché à la Strauss-Khan), il est dépourvu de moral (puisque pour la morale dominante, le sens moral ne peut provenir que des cieux éthérés des anges et des dieux, fussent-ils sécularisés) et, pourquoi pas, s’ébroue dans la fange poisseuse du nihilisme. Bien sûr, et c’est très prégnant en France, le matérialiste est un (odieux) marxiste. Ou alors, a contrario, un défenseur de la doctrine de Hobbes selon laquelle l’homme est un loup pour l’homme. L’oubli, dans ce pays, du formidable élan qu’ont donné les matérialistes français du XVIIIe siècle à cette conception née de l’Antiquité présocratique, si éloignée de ces poncifs insultants, est un motif d’étonnement permanent pour moi. La liste des acceptions péjoratives du terme n’est malheureusement pas close, mais on s’arrêtera là, pour finalement souligner qu’un point commun positif entre anarchisme et matérialisme serait de dire qu’ils ont tous deux une visée révolutionnaire, l’un dans le champ de la société et du rapport à autrui, l’autre dans celui de la connaissance et de l’éthique. On aperçoit alors ici que nombre de questions fondamentales de ces deux doctrines sont évidemment convergentes.

Vers un anarchisme matérialiste
Si j’étais enclin au persiflage, je dirais que malheureusement certains anarchistes trimballent aussi une partie de ces clichés, par ignorance ou par tradition, par défiance à l’encontre d’une pensée qui ne laisse certes pas la place à la rêverie, à la divagation de l’âme (qui n’existe pas…), à la poésie (tel n’est pas son but) et au « réenchantement du monde », pour reprendre une expression qui a fait florès sans qu’on sache vraiment ce qu’elle signifie… Les courants de l’antiscience, ceux qui confondent volontairement les sciences et le scientisme, les adorateurs du libre arbitre, les adulateurs de l’esprit plus fort que la matière et autres billevesées – non sans rapport avec les fadaises spiritualistes – existent au sein du mouvement libertaire. D’autres se situent prudemment à égale distance de toute doctrine portant sur la façon dont le monde est constitué (« le ciment des choses » pour emprunter la belle expression de la philosophe Claudine Tiercelin). Pour un exemple historique, il n’y a qu’à lire l’entrée « Matérialisme » de l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure, dans laquelle Han Ryner bafouille un argumentaire apathique, conforme à l’air du temps de la deuxième moitié du XIXe siècle alors qu’il écrit dans les années 1920-1930. Ryner se prend les pieds dans le tapis et nous sert un plaidoyer positiviste qui, en un mot, renvoie dos à dos les positions matérialistes et idéalistes comme autant de discours métaphysiques, donc peu dignes d’intérêt car totalement indécis. Ryner se déclare alors agnostique par rapport à ces deux doctrines que tout oppose 1. P’tet ben qu’oui, p’tet ben qu’non… C’est encore ce que disent la majorité des scientifiques actuels qui, bien que pratiquant leurs activités scientifiques de façon matérialiste (comment faire autrement ? !) 2, se réfugient dans ce nini philosophique bien confortable pour la carrière : pas de vagues, surtout pas de vagues. Eh oui, j’ai persiflé un peu…
Inversement, et heureusement, il y a chez les anarchistes contemporains ceux qui publient des livres sur Jean Meslier 3, il y eut jadis Michel Onfray – avant qu’il n’accoste les terres grasses de son égocentrisme pour se perdre dans les marais médiatiques –, il y a le très récent livre de François Sébastianoff 4 qui se réclame du matérialisme, il y a les courants rationnels qui ont toujours développé un propos que je considère comme anarchistement cohérent (alors que vouloir l’émancipation de l’humain tout en croyant que nous sommes d’une essence différente des autres espèces, refuser notre histoire naturelle au sens darwinien du terme, etc., me semble une contradiction des plus insolubles). La morale matérialiste, en ce qu’elle nous délie de tout licol aux mains d’une force transcendante, nous permet de penser, d’oser penser sans effroi vis-à-vis d’un courroux divin à nos façons d’accepter ou de refuser d’enfanter, et au terme de l’existence, de mourir dans la dignité, non sans une plausible mélancolie excessive. Ainsi, les enjeux de cette conception du monde ne portent pas que sur comment on pense qu’il est constitué – ce qui peut avoir l’apparence d’une abstraction sans pertinence pour notre quotidien d’être humain –, mais aussi sur nos manières « d’être au monde ».

Matières à réflexion
Nous ressentons, nous souffrons, nous aimons, nous sommes conscients de notre conscience, nous sommes si différents de la matière inerte, comment tout cela peut-il être le résultat d’un embrouillamini de molécules, bref de cette physico-chimie qui d’inerte donne le vivant, qui de non-sensible donne le sensible, qui de non-consciente donne la conscience ? Telles sont les questions traditionnelles sur lesquelles insistent toutes les doctrines idéalistes et spiritualistes. Refuser ce hiatus, cette barrière entre ces mondes et ne les concevoir que dans une relation de continuité, que dans un rapport de modifications qualitatives déterminées par les innombrables combinaisons d’éléments plus simples, et cela sans finalisme, sans intervention d’une cause hors de la nature (le matérialisme est avant tout un antisurnaturalisme), voilà qui est terriblement inaudible pour la plupart de gens. Le matérialisme, s’il peut être résumé par les quelques lignes qui précèdent, ne dit rien d’autre : que nos affects, que notre art, que nos émotions, que notre sentiment même du divin, que notre sollicitude vis-à-vis d’autrui ou que nos aberrations, nos déviances, que notre grandeur comme nos bassesses ne sont que (mais ô combien de phénomènes complexes dans ce « que ») les résultats des aléas et des déterminations de la matière la plus humble. Comme disait l’autre à propos de la place de la Terre dans l’univers, qui est devenu non plus le centre du cosmos mais un corps céleste parmi d’autres : quelle claque pour notre ego, pour notre hautaine adulation de notre condition humaine.
« Si le matérialisme actuel diffère profondément du matérialisme primitif par les récentes découvertes scientifiques […] ; si notre connaissance des choses prend une orientation plus expérimentale, plus prudente et moins spéculative qu’aux temps reculés des joutes sophistiques, la philosophie matérialiste représente dans tout le cours de son évolution une sorte d’éclosion de la pensée véritable se dégageant lentement de l’ignorance primitive et de la grossièreté des premiers concepts ; une lutte irrésistible de l’intelligence audacieuse et méthodique refoulant l’inconnu et les terreurs mystiques des premiers âges.
Alors que le propre de toutes les métaphysiques et de toutes les religions est d’enserrer l’individu dans un réseau de croyances l’asservissant à d’absurdes et criminelles obligations ; alors qu’elles obnubilent l’esprit critique, cristallisent l’intelligence, favorisent l’ignorance, encouragent et développent la superstition, le concept matérialiste dégage la personnalité humaine de ces servitudes écrasantes, la libère des épouvantes et des terreurs, forme son jugement et sa raison. » 5 Je ne pourrais mieux dire…

Sur Radio libertaire
Pour dissiper ces malentendus, pour dynamiter ces mensonges, pour tenir loin de nos oreilles averties les propos ineptes de l’antimatérialisme bas de gamme, pour dire leurs quatre vérités aux agenouilistes, aux gourous du spirituel et de la vacuité, et surtout pour aller bien plus loin que le permet l’espace restreint d’un article de journal, Radio libertaire accueille une nouvelle émission au titre éloquent : « Le matérialisme dans tous ses états », animée par Mohamed (groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste) et moi-même. Un lundi tous les deux mois, de 18 heures à 19 h 30, sur 89,5 MHz et le Net. La première aura lieu le 21 octobre 2013, en compagnie de Pascal Charbonnat, philosophe et historien du matérialisme ; nous tenterons de décrire et d’expliquer ce qu’est et n’est pas le matérialisme, ce que recèle ce vaste et enthousiasmant continent de pensée 6.



1. Heureusement, cet article est suivi d’un long essai tout à fait remarquable – bien qu’inévitablement daté – de Robert Collino, qui esquisse une histoire du matérialisme et de l’antimatérialisme, et surtout prend des positions fort explicites en faveur du matérialisme comme seul outil de pensée capable de nous donner à comprendre ce que nous sommes.
2. C’est-à-dire en ne tenant compte que des propriétés avérées ou plausiblement prouvables de la matière telle que conçue et expérimentée par les sciences.
3. Quelques mots sur ce curé athée et matérialiste dans « De la nocivité de la croyance en Dieu en des temps de « révolutions arabes » vacillantes et du benoît urbi et orbi de Benoît-la-Dorure », Le Monde libertaire, n° 1660, 16 au 16 février 2012. Voir aussi le livre de Thierry Guilabert, Les Aventures véridiques de Jean Meslier (1664-1729), curé, athée, et révolutionnaire, Les éditions libertaires, 2012.
4. Ni magie ni violence. Deux paris contre toute domination, Atelier de création libertaire, 2013.
5. Entrée « Matérialisme » de l’Encyclopédie anarchiste, dans la partie rédigée par Collino.
6. Sur le matérialisme actuel, se reporter à l’ouvrage collectif Matériaux philosophiques et scientifiques pour un matérialisme contemporain (coordonné par Marc Silberstein), Éditions Matériologiques, 2013 (à paraître).