Sur les chemins d’Anar’land

mis en ligne le 9 octobre 2013
En 2012 est paru un livre d’un certain Christian Morel déconstruisant les mécanismes collectifs de prise de décision : lesquels conduisent à des catastrophes et lesquels peuvent aider à les prévenir 1.
Le pedigree de ce monsieur a de quoi terroriser 2. Certes docteur en sociologie, il se vante surtout de tous les cénacles de pouvoir dans lesquels il intervient, depuis ses fonctions de cadre en ressources humaines dans les grandes entreprises, comme Renault (au moment où explose la souffrance au travail, y compris avec suicides) 3, jusqu’aux grandes écoles, universités, organismes professionnels qui font la matière et les rouages du pouvoir-domination. Il est bien inscrit dans les cercles de « décideurs », et c’est depuis cet intérieur qu’il parle. Il n’en reste pas moins que son propos nourrit nos visions anti-autoritaires, et mérite qu’on s’y attarde.

Un relent de Milgram et des autres psychosociologues des années 1970
Comme lors de son premier opus (Les Décisions absurdes, 2002) Christian Morel procède par analyse de cas. Ainsi de ces randonneurs à ski en janvier 2007 (quatre hommes et deux femmes, parmi lesquels quatre sont experts en avalanches) qui se demandent s’ils doivent ou non s’engager dans une combe. Objectivement, ils savent que ce jour-là le risque d’avalanche est élevé à cette altitude, que l’angle de la combe les favorise et qu’une corniche au-dessus comporte un dépôt neigeux apporté par le vent. Un des experts du groupe estime malgré tout qu’ils peuvent y aller. Ils s’engagent, le manteau neigeux cède. Pour Christian Morel, c’est la dynamique du groupe qui a conduit ces randonneurs expérimentés à prendre la décision dangereuse. La taille du groupe a inhibé la parole et les silences ont été interprétés comme approbation. Un seul des quatre experts a opté pour, le deuxième n’a rien dit, le troisième a vu les signes de danger mais ne s’est pas exprimé clairement. Le chef de course, qui a vu le dépôt neigeux, a considéré la non-opposition de ses compagnons comme le fait que pour eux il n’y avait pas danger, quand eux-mêmes voyaient dans son silence un feu vert, un chef sachant par définition ce qu’il fait. Enfin, la présence de femmes a encouragé la posture virile de ne pas reculer. Une équipe de deux skieurs aurait discuté davantage, conclut Christian Morel.
Un autre exemple ? L’explosion de la navette spatiale Challenger en janvier 1986, dont le lancement fut décidé à l’unanimité silencieuse lors d’une conférence téléphonique. Beaucoup avaient des doutes sur la fiabilité des joints des fusées d’appoint et souhaitaient différer le lancement, mais quand le responsable de la NASA qui présidait la réunion demanda si quelqu’un avait des objections, ce fut le silence. C’est la communication implicite, le consensus mou, l’illusion de l’unanimité. Un tour de table, en demandant aux silencieux d’exposer explicitement leur point de vue, aurait sans doute évité la catastrophe. Le tour de table n’est pas une technique mineure. L’expérience montre qu’il aboutit souvent à un renversement de la position commune.
Le poids de la hiérarchie est encore dénoncé. Les catastrophes aériennes se produisent majoritairement quand le commandant est aux commandes et que le copilote n’ose pas le contredire. Depuis l’atterrissage manqué du vol Air France 358 à Toronto en 2005, la compagnie donne plus de pouvoir au copilote : si le commandant n’est pas aux commandes et que le copilote estime qu’il faut relancer les gaz, le commandant doit obéir. Ce n’est plus l’autorité du commandant qui assure la sécurité dans le cockpit, mais la collégialité.
Autre piège : la confiance excessive en la science, érigée en rempart contre l’indétermination. Pour les atterrissages par mauvais temps, les pilotes doivent calculer la distance d’atterrissage selon l’état de la piste. Ils sont munis d’une documentation compliquée fondée sur des conditions qui ne sont jamais celles rencontrées, et il leur faut extrapoler en ajoutant une marge de sécurité, avec un risque de sortie de piste. On continue pourtant à remplir les manuels de bord de savants calculs inopérants, alors qu’il suffirait d’allonger les pistes ou d’augmenter les possibilités d’attente, le temps qu’un orage passe, par exemple.
Christian Morel critique enfin ce qu’il appelle la « destinationite ». Toujours dans l’aérien, les pilotes ne pénètrent pas dans des orages d’intensité 3, 4 et 5 lorsqu’ils sont en régime de croisière, mais le font souvent en phase d’approche. Plus on approche de l’objectif, plus il devient prégnant. On est aveuglé par lui au détriment de la réflexion. Notre société valorise le non-renoncement, et remettre les gaz exige un effort psychologique important des pilotes. Christian Morel cite, dans cette veine, l’affaire des faux espions de Renault, où s’est illustré un PDG, Carlos Ghosn, qui prend vite ses décisions et met beaucoup de pression sur leur exécution. La mise en œuvre de la décision devient prioritaire sur tout ; il n’y a plus de place pour le questionnement.
Hiérarchie (ne) vaincra (pas) !
Pour Christian Morel, ce sont les facteurs humains, les interactions entre les acteurs, les aberrations cognitives qui sont à l’origine des grosses erreurs, et les réponses ne doivent pas être technologiques, mais psychosociologiques. Il dégage des principes fondamentaux à suivre pour éviter les décisions absurdes, qu’il nomme les « métarègles de la fiabilité ».
Le tour de table, on l’a vu, permet l’expression d’avis divergents, et, du coup, leur mise en débat et l’obligation d’y répondre rationnellement.
Contre les effets du principe hiérarchique, certaines organisations appliquent ce qu’il appelle la « hiérarchie restreinte impliquée », qui consiste à transférer du pouvoir de décision vers des acteurs sans position hiérarchique, mais détenteurs d’un savoir et impliqués directement dans les opérations. Sur des bases aériennes de l’armée, un subalterne peut annuler un vol sans en référer à sa hiérarchie. Dans les sous-marins nucléaires d’attaque, les officiers enlèvent leurs galons à bord, marquant symboliquement leur effacement. Lors des lancements de la fusée Ariane, trois techniciens ont pour mission d’annuler toute la procédure en cas de problème, et ils sont placés dans un local isolé, privé de moyen de télécommunication, afin d’éviter les interférences avec leurs supérieurs.
Le débat contradictoire enfin, est l’un des piliers de la fiabilité, qui permet une contestation constructive de la décision. Il incite les acteurs à ne pas cacher, par peur des sanctions, des informations essentielles pour éviter la reproduction des erreurs. Cette politique est appliquée dans l’aéronautique depuis le crash du vol TWA 514 en décembre 1974 dû à un problème de compréhension avec la tour de contrôle. Six semaines auparavant, un atterrissage avait failli mal tourner pour la même raison mais l’information n’avait pas été divulguée à la Federal Aviation Administration par crainte de sanctions pénales. En France, la politique de non-punition a été officiellement introduite dans l’armée de l’air en 2006.
Tous au bain !
Voici de quoi critiquer les organisations hiérarchiques et autoritaires que nous subissons. Mais voici de quoi aussi réinterroger nos propres pratiques dans nos organisations libertaires, y compris celles qui fonctionnent au consensus.
Nous avons l’art consommé du tour de parole, et nous revendiquons, pour aboutir au consensus, un processus dynamique dans lequel les oppositions que nos assemblées cherchent à susciter, sont posées dans le but de provoquer le débat qui permettra de dépasser l’opposition, c’est-à-dire d’intégrer la critique pour modifier la décision dans le sens qui amènera tout le monde à la reconnaître sienne, dans ses buts et ses modalités.
Mais quelle place donnons-nous à « l’expertise » par rapport à des décisions que l’on présente ou que l’on voit sous leur angle principalement technique ? Savons-nous compléter notre technique du tour de parole par celle du tour de table ? Sommes-nous sûrs d’avoir évacué toute hiérarchie dans nos organisations ? Comment nous assurons-nous de ne pas être victimes, parfois, de la « destinationite », où la mise en œuvre de la décision devient prioritaire sur tout, annihilant la capacité de questionnement ? Enfin, comment prévenons-nous les postures viriles, dans nos milieux militants encore majoritairement masculins et charriant une imagerie révolutionnaire historiquement liée à l’exaltation des codes masculins ?
Les organisations libertaires ont à l’évidence de nombreux outils et pratiques d’avance sur les autres types d’organisation, pour éviter les « décisions absurdes ». Mais le gué du fleuve est large, le flot du courant autoritaire toujours fort, et il ne faudrait pas penser que nous soyons déjà sur la rive fertile d’Anar’land.





Léa Gallopavo
Groupe libertaire Louise-Michel










1. Les Décisions absurdes II. Comment les éviter. Christian Morel, Gallimard, 2012. Disponible sur commande à la Librairie du Monde libertaire, 145 rue Amelot, 75011 Paris
2. Voir son site http://christian.morel5.perso.sfr.fr et le portrait de lui fait dans Le Monde le 20 juillet 2002, à la sortie du premier Décisions absurdes, où il se vante des fermetures de sites industriels qu’il a menées.
3. Voir certains articles de mon camarade de groupe Sitta Neumayer, notamment « Sortir du chacun contre soi – réflexions syndicales sur les conditions de travail », Le Monde libertaire n° 1427, février 2006, ou « Souffrir pour quoi, souffrir pour qui – réflexions syndicales sur le stress à la SNCF », Le Monde libertaire n° 1450, octobre 2006, ou « Stress en entreprise, une ligne de front », Le Monde libertaire n° 1548, mars 2009.