Citoyen du volcan

mis en ligne le 20 juin 2013
La biographie est un genre littéraire aussi indispensable qu’agaçant : en général, une personne en tous points moins intéressante que sa cible commet une pesante énumération de ce que l’on sait sur la façon dont telle personne réellement intéressante, elle, pétait, crachait, se grattait la tête et dormait, ou non, la nuit, et décide ensuite que ces fascinantes découvertes expliquent seules une œuvre ou une histoire. À une règle il faut une exception. L’Atelier de création libertaire vient d’en publier une. Citoyen du volcan, Épitaphe pour Jean Sénac de Max Leroy. Je n’avais pas la moindre idée de qui était Jean Sénac, mais l’énumération de certaines de ses caractéristiques – « poète, socialiste, anarchiste, révolutionnaire, chrétien mécréant, homosexuel… » – avait de quoi allécher. Signalons cependant qu’à la fin de son livre, Leroy écrit, un peu plus précisément : « Trop socialiste pour les esthètes, trop libertaire pour les marxistes, trop sensuel pour les rats d’église, trop patriote pour les anarchistes, trop poète pour les dialecticiens, trop vivant pour la France, trop mort pour l’Algérie. […] Qu’on le laisse ainsi, chat des rues, hors des clous, franc-tireur sans rond de serviette sur aucune table. » Comment résister ?

De la serpillière comme pourpre impériale
Découvrons donc le citoyen des laves et l’esthète des fumerolles. Né à Beni Saf, non seulement prolo, mais bâtard. Ça commence bien. Papa biologique probablement gitan, certainement absent. Papa d’état-civil fonctionnaire propre sur lui, hélas divorçant rapidement de maman nettement moins propre sur elle. Encore que de naissance elle s’appelle Mme Comma, ce qui veut dire en anglais « Madame Virgule ». Décidément ça commence bien. Quoique petit Jean Sénac (le nom vient de celui de papa d’état-civil) commence, lui, en catholique un peu mystique. Personne n’est parfait. Il finira en tout cas à peu près libre du goudron catholique, et auteur de vers parfois persuadés de l’inexistence de Dieu, parfois réclamant que le Seigneur rectifie ses erreurs et fissa, ça urge, ou encore que si Dieu existe, il ne vit que « dans mes couilles », intéressante localisation du paradis terrestre. Il décide vite qu’il sera poète, sa seule hésitation sérieuse ayant consisté à se demander s’il n’irait pas plutôt traîner ses guêtres à l’école des Beaux-Arts d’Alger. Belles ambitions pour le fils d’une femme de ménage. Car que des fils de femme de ménage se résignent à crever la faim n’a rien de surprenant, il s’agit là en général d’une estimation objective de la structure du monde, mais qu’un fils de femme de ménage décide de crever la faim en tant que poète alors qu’il jouit des instruments intellectuels requis pour devenir receveur des Postes, ça, c’est plus rare. D’autant qu’au contraire de la trop vaste majorité des pieds-noirs contents de décider que les Arabes étaient invisibles, même s’il leur arrivait souvent de déclarer « ça sent le melon, ici » pour se prévenir les uns les autres qu’un bicot souillait de sa suintante nature l’auguste assemblée des dieux blancs, Jean Sénac fréquente les Arabes. Il les fréquente tellement (pendant qu’il absorbe René Char, Antonin Artaud et Albert Camus, lectures rarement trouvées dans les plis des serpillières) qu’il deviendra le copain des fondateurs du FLN, quatre ans avant cette fondation ! Ça commençait bien, ça continue mieux encore. Il écrit à Albert Camus, ils deviennent amis, il prévient Camus de la prochaine fondation du FLN et Camus n’y croit pas. Personne n’est parfait, bis.

Locataire du magma
1954. Un peu irrités par les rouges festivités de Sétif en 1945, un peu déçus que l’on continue à les prendre pour des poires et des melons, quelques Arabes bien connus de Jean Sénac entament leur guerre de libération. Ça, ça commençait moins bien et nous savons à présent que ça a très mal fini. Jean Sénac, lui, décide que, culture française ou pas, Char & Rimbaud ou pas, il est algérien. Et du côté du FLN, pour qui il prend publiquement fait et cause. Si publiquement que ça sent très vite le roussi. Il demandera souvent à partir au maquis avec les fellaghas, mais, moins poètes et meilleurs guerriers, les pontes du FLN lui répondront avec un sage réalisme qu’il leur sera bien plus utile, vivant et poète, en France, qu’abattu en Algérie. 1962. Indépendance. Sénac rentre en Algérie. Le nouveau pouvoir algérien ne lui accorde pas la nationalité algérienne. Il se retrouve pourtant un peu ponte du régime, même si c’est dans un placard culturello-radiophonique. Le placard, une émission de radio consacrée aux poètes, s’avérera extrêmement populaire auprès des jeunes Algériens. 1965. S’il y avait quelques purs parmi les fondateurs du FLN, il y avait beaucoup de salauds parmi les vainqueurs. Parmi les putschistes de 1965, il n’y a plus que des criminels. Là commence une extraordinaire descente aux enfers. À mesure que l’Algérie (re)devient une dictature, à mesure qu’il devient plus dangereux d’être un Français non arabophone, à mesure qu’il devient plus dangereux de devenir un homosexuel public en Algérie, Sénac critique de plus en plus vertement (et toujours ouvertement) le pouvoir, et refuse de cacher son homosexualité. On ne le paie pas pour son travail à la radio algérienne, Sénac entre dans la vraie grande pauvreté, vit dans une cave, oui une cave, de la rue Élisée-Reclus (ça ne s’invente pas), ne mange pas tous les jours mais suce du phallus tous les jours. Ça ne nourrit pas mais ça divertit. En 1973, on découvre son cadavre dans la cave, crâne fracassé, corps lardé de coups de couteau.