Gène égoïste, gène généreux : réponse à Thierry Lodé (2/2)

mis en ligne le 20 juin 2013
Vulgairement, le gène est égoïste, l’individu, lui, est altruiste. Pourquoi ? Parce que les gènes participant à la construction de « corps-véhicules » plus altruistes furent favorisés face à leurs allèles concurrents qui, eux, construisaient des véhicules moins altruistes. Si nous nous plaçons métaphoriquement du point de vue des « intentions » du gène égoïste, construire un corps plus altruiste est une excellente stratégie pour maximiser le nombre de copies de nous-mêmes à la génération suivante.
Oserais-je me permettre ici une petite parenthèse idéologique ? Je vais me gêner ! À la vue des quelques lignes qui précèdent, on se rend compte qu’en fait, avec Dawkins, c’est l’altruisme qui est devenu intrinsèque, génétique. Nos gènes nous construisent pour nous soucier des autres, pour comprendre leurs souffrances et pour coopérer afin de les minimiser. L’entraide est darwinienne et Kropotkine, n’en déplaise aux tenants de l’eugénisme, avait vu juste. Bref, avec cette vue-là, ce n’est plus l’eugénisme qui folâtre avec l’évolution, mais bien l’humanisme, voire, pour peu que l’on ose faire le lien, bon nombre des principes fondamentaux qui forment le roc sur lequel le mât de notre noir étendard est posé ! Ah, mes bien chers frères et sœurs, je vous le dis, cette vue-ci parle plus à mon cœur que tout autre rapprochement entre sciences et idéologie. Néanmoins, et nonobstant mon envie de défendre cette vue, force m’est d’admettre que ce lien scientifico-idéologique est tout aussi capilotracté que le tien, Thierry, la seule différence étant que je suis positiviste plutôt que cynique. Or c’est bien là le danger de ce genre de tentative ! Pris dans le bon sens et en sélectionnant les bonnes parties, n’importe quelle théorie scientifique peut justifier n’importe quelle idéologie.
Mais fermons cette parenthèse pour un temps et revenons à la science ! Joan Roughgarden, autrice du livre Le Gène généreux, est une éminente scientifique de Stanford, aux États-Unis ; elle conteste en effet l’idée du gène égoïste. Plus exactement, elle remet en cause l’un des bastions darwiniens les plus établis : la sélection sexuelle. Pour les néophytes qui me lisent, et dont je salue en passant la persévérance de m’avoir suivi jusqu’ici, la sélection sexuelle est un cas particulier de la sélection naturelle – suggéré par Darwin lui-même en 1871 – qui permet d’expliquer certains faits parfois contre-intuitifs observés dans le monde vivant, notamment les différences morphologiques et éthologiques entre les sexes et certaines adaptations a priori aberrantes. Un exemple classique de ce genre de phénomène est la roue du paon mâle, cette queue si formidable et encombrante que l’on se demande comment la sélection naturelle a bien pu favoriser un machin pareil !
Roughgarden, sans nier l’existence de la compétition entre les sexes, remet néanmoins en cause sa toute-puissance et propose un modèle où les deux sexes coopèrent et négocient pour produire leur descendance. Ce nouveau modèle, qu’elle nomme sélection sociale, introduit de nouvelles notions dites de « firme » et de « travail d’équipe » et peut, comme tu le soulignais justement, Thierry, faire penser à une résurgence de la sélection de groupe. Au-delà de ça, sa théorie a pour moi trois faiblesses majeures, sur lesquelles je serais curieux d’avoir ton avis.
La première est que son modèle, fort de ses mathématiques et de ses concepts innovants et réellement intéressants, reste à mon sens extrêmement descriptif et peu fourni quant à la mécanique intime de cette sélection sociale. Roughgarden questionne la validité de la sélection sexuelle, qu’elle estime trop basée sur la notion de gène égoïste, mais ne propose pas un autre mécanisme de sélection au niveau du gène, tout en semblant oublier que la coopération entre individus et entre les sexes est largement explicable – et en partie expliquée – par une théorie évolutive centrée sur le gène. De fait, malgré un pouvoir de prédiction certain et l’innovation mathématique dont elle fait preuve, sa théorie me semble très faible si le but est de contester la vision du gène égoïste.
La deuxième faiblesse est cette notion de plaisir partagé à la résolution d’un problème commun. Cette notion est très importante pour Roughgarden qui y voit une claire indication que les deux sexes sont loin d’être toujours en conflit d’intérêts quand vient le moment de la reproduction. Propos qui, il est vrai, est parfaitement typique de la sélection sexuelle. Encore une fois, cette idée n’est que superficiellement en conflit avec le gène égoïste, puisque la capacité à ressentir ce plaisir partagé a bien sûr elle aussi évolué et que cette évolution est très facilement explicable du point de vue de ce même gène égoïste.
Enfin, et peut-être parce que je suis moi-même dans les neurosciences, il me semble évident qu’une espèce susceptible de ressentir ce fameux plaisir partagé est nécessairement par là même une espèce possédant un cerveau doté de capacités cognitives relativement élevées. Cet argument est de facto caduc pour toute espèce ne possédant pas le cerveau adéquat. Par conséquent, les dimorphismes sexuels 1 – morphologiques ou éthologiques – de certains insectes, araignées, amphibiens, reptiles ou même mammifères et oiseaux ne sauraient tenir compte de ce plaisir partagé, et la théorie de Roughgarden apparaît comme peu parcimonieuse parce que réservée aux espèces qui « peuvent se le permettre ». Bref, je te rejoindrai, Thierry, quand tu dis qu’elle échoue à proposer un mécanisme sélectif crédible.
Revenons à tes propos. Tu suggères qu’il est temps pour la biologie d’arriver à s’émanciper du néodarwinisme afin de pouvoir enfin proposer une nouvelle vision de l’évolution, d’où probablement ton hommage à Lamarck et ta volonté d’écrire sur Roughgarden. Dès lors, que serait une évolution non darwinienne ? Quels en seraient les mécanismes intimes ? J’avoue ne pas comprendre ce que tu voudrais dire par là et, au-delà de ça, je pense que si pareil mécanisme avait été trouvé, ça aurait fait la couverture d’un bon gros Nature 2… Le néodarwinisme est toujours debout parce qu’il fonctionne, explique et prédit dans une large mesure la diversité qui nous entoure, non parce qu’il « coïncide parfaitement avec les idées des dominants » ! Je trouve que ce genre d’arguments pue dangereusement le conspirationisme et j’en appellerais à un peu plus de pensée critique. Et toi probablement de répondre que je suis victime du même endoctrinement intellectuel que celui contre lequel tu te bats, et que la pensée critique est justement dans ton camp.
Revenons maintenant sur le mélange entre sciences et idéologies, cette fois sauce Roughgarden. Quand on l’écoute en conférence, elle est très acide face à la sélection sexuelle pour des raisons qui semblent d’abord idéologiques, car mettant l’homme et la femme sur un pied d’inégalité. En guise d’illustration, voici un extrait d’une de ses conférences à propos de l’évolution du cerveau humain, le tout traduit par mes soins : « Le cerveau humain est expliqué comme l’équivalent de la queue du paon chez l’homme, ce qui bien sûr pose un problème quant à savoir pourquoi les femmes ont un cerveau, parce que les paonnes n’ont pas de queue, et l’existence d’un ornement mâle chez la femelle est problématique évolutivement parlant. Donc bien sûr la réponse est que les femelles ont un cerveau pour admirer celui des mâles » (Symposium “Beyond Belief”, 2006).
Cette petite pointe d’esprit, succulente au demeurant, prend néanmoins toute sa profondeur quand on sait que Roughgarden est très impliquée dans le mouvement transgenre à San Fransisco, et qu’elle-même est transsexuelle. Du coup, fatalement, remettre en cause les fondements biologiques de la dichotomie homme/femme semble raccord avec ses idéaux, et la véhémence de son propos n’a d’égale que sa volonté politique de déconstruire les sexes. De là à dire que le premier est motivé par le second, il n’y a qu’un pas… aisément franchissable pour peu que l’on cherche à justifier biologiquement sa condition humaine, au risque de retomber dans les rapprochements foireux que je décriais au début de ce déjà bien trop long pamphlet. Sachons raison garder néanmoins, sa recherche est tout ce qu’il y a de plus scientifique, et ses contributions à la connaissance et à la compréhension de l’évolution sont incontournables.
L’importance d’éviter les amalgames entre sciences et idéologies est fondamentale parce que ne pas le faire, c’est ne pas valoir mieux que le démagogue, le sophiste ou l’individu lambda qui avale sans rechigner ce que les deux premiers lui envoient de force dans le gosier. La science n’est pas « parcourue d’idéologies », qu’elles soient réactionnaires, dominatrices ou autres, pas plus qu’il n’y a d’idéologies scientifiques. Je suis d’accord avec toi, Thierry, une éducation populaire est comme tu le suggères absolument nécessaire pour analyser toutes les idéologies, bonnes ou mauvaises, douteuses ou non, qui se prétendent de descendance scientifique.
Qu’il me soit permis pour finir de lancer ma dernière critique à propos du sensationnalisme latent de l’article de Thierry Lodé. Du sous-titre « La biologie dans tous ses états », digne d’une une de Science et Vie Junior, à sa dernière phrase : « Il faut surveiller le gène et critiquer la biologie » – qui semble plus destinée à faire peur qu’à faire réfléchir –, en passant par des propos soigneusement choisis pour stigmatiser le néodarwinisme comme étant réactionnaire et ultralibérale, tout dans cet article beugle le parti-pris, et le quidam moyen, pour peu qu’il soit crétin, blasé, déjà biaisé ou tout simplement pressé, aura tôt fait de juger le darwinisme pour ce qu’il n’est pas : une idéologie.
J’avoue que, venant d’un scientifique dans un journal qui prône l’autonomie de pensée, j’attendais un tantinet plus d’esprit critique et de mesure dans le propos.


Loïc Magrou




1. On appelle dimorphisme sexuel les différences anatomiques, morphologiques, comportementales, etc., entre un individu femelle et un individu mâle d’une même espèce. (Ndlr.)
2. Nature est une revue scientifique prestigieuse. (Ndlr.)



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Rafou

le 5 juillet 2015
Sélection = action de choisir, ou résultat de ce choix
Choisir = action de faire un choix

Qui choisie ? Une entité capable de faire des choix.
"La nature"
...
Farfelue, flou, imaginatif, abstrait. Un peu comme Dieu.

Donner autant de pouvoir explicatif dans des lois incarnées par une entité abstraite, même implicitement ou sans faire exprès, c'est grave.
Pour être scientifique jusqu'au bout, si tant est que ça ait un intérêt, il faudrait arrêter d'attribuer la faculté de choix à autre chose que les humain-e-s.

Créer une entité choisissante au delà des réalités visibles est un acte de langage digne de la poésie... Mais elle, on lui pardonne !