Géographie et anarchie

mis en ligne le 30 mai 2013
C’est ce qu’on appelle un ouvrage de référence, plus de 600 pages sur un sujet encore peu connu mais passionnant dont le spécialiste est Philippe Pelletier, géographe et militant anarchiste. Nous sommes à la fin du XIXe siècle, le public cultivé s’entiche des dernières terra incognita du globe, l’Afrique du Sahara et des Montagnes de la Lune, le passage du Nord-Ouest et la conquête des pôles, l’Asie des territoires fermés du Népal au Tibet. Les voyages extraordinaires de Jules Verne font de nombreux émules. Dans ce monde à la fois pittoresque et terriblement violent des explorations à visées scientifiques et politiques, la France et l’Angleterre sont les deux grandes puissances coloniales.
Les géographes, comme l’écrit Philippe Pelletier, servent à délimiter du territoire, et donc du pouvoir, des frontières, des régions, ils font partie des voyages d’exploration et de conquête. Sans cesse leur regard se partage entre la nature et le politique.
Parmi ces géographes qui n’ont rien de rats de bibliothèque, plusieurs ont partie liée avec l’anarchie : Élisée Reclus, Lev Metchnikoff, qui fut son secrétaire et participa à la Nouvelle Géographie universelle, la grande œuvre d’Élisée, Pierre Kropotkine, théoricien de l’anarchisme qu’on ne présente plus.
À la fin du XIXe siècle, la confiance est grande dans le pouvoir de la science et le progrès inéluctable de l’homme. La géographie, trop longtemps dans le giron de l’histoire, est une discipline neuve en France, elle se constitue et devient autonome avec Paul Vidal de La Blache dans les années 1880. Reclus est son contemporain, mais va pousser beaucoup plus loin le travail sur la géographie sociale. Il va, par exemple, penser l’extension des villes comme un phénomène du haut degré de la civilisation. Il imagine déjà les banlieues, l’interpénétration de la campagne et de la ville. La ville qui, si elle est parfois noire, sale, industrieuse et inégalitaire, est aussi le lieu du patrimoine, de la culture, de l’association, des libertés publiques et, en bout de chaîne, de la révolution. Car, du point de vue politique comme géographique, rien n’est fixé à demeure : « La géographie n’est pas un donné immuable. Elle se fait et se refait jour après jour. Elle est modifiée à chaque instant par l’action des hommes. » L’homme n’est pas soumis au milieu, il est capable de s’adapter et même de transformer son milieu, évaluer les contraintes et, par l’action de la coopération et de l’entraide, il est capable de dépasser tout prétendu « fatalisme géographique ».
Le géographe, en faisant de sa discipline une passerelle entre les sciences naturelles (géographie physique) et les sciences humaines (géographie sociale), intervient dans les questions de pouvoirs, de colonialisme, d’exploitation des ressources, d’organisation des villes. Le parcours de Reclus sera très significatif à ce propos, il évoluera de la géographie physique de La Nouvelle Géographie universelle à l’aspect plus social de L’Homme et la Terre.
Parce que la géographie et les conditions d’existence sont un élément essentiel pour un projet de société, géographie et anarchie ne pouvaient éviter de naître presque au même moment du siècle, et de grandir en s’entrecroisant. La géographie participe de l’étude des besoins de l’homme, de ce qui est nécessaire à son bonheur, et l’anarchie est, pour Reclus, la forme sociale qui intègre le mieux cette dimension du bonheur.
Conscient de ne pouvoir ici que survoler un ouvrage d’une telle densité, je ne peux que renvoyer chacun à la lecture exigeante, mais passionnante, du livre de Philippe Pelletier.


Thierry Guilabert



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Yves_Guiard

le 26 novembre 2015
26 nov 2015

Bonjour,
je viens d'écouter sur France Inter l'émission La marche de l'histoire, de Jean Lebrun, avec Philippe Pelletier comme invité. Il me semble que la question imposée par Jean Lebrun revenait à ceci: étant donné qu'anarchisme égale terrorisme (cela va tellement de soi qu'on n'a pas besoin de le dire explicitement), la pensée libertaire est-elle allée, peut-elle aller au-delà de la violence ?

Le présupposé implicite était particulièrement facile à faire passer treize jours après le massacre du Bataclan. J'y vois une manipulation intellectuelle (inconsciente) de la part de Jean Lebrun, qui de fait a ajouté sa contribution de haut niveau au patriotisme de pacotille dans lequel nous somme plongés de nouveau.

J'ai remarqué que le nom de l'invité du jour était pratiquement introuvable sur le site de l'émission, je doute que ce soit la règle. J'ai dû aller chercher dans les "détails" du site.

A mon humble avis, Philippe Pelletier a été excellent, clair et vigilant, bravo!

Yves Guiard