Gustave Lefrançais et les malentendus de l’histoire

mis en ligne le 30 mai 2013
Gustave Lefrançais est très connu des spécialistes de la Commune et, d’une manière plus générale, des historiens du XIXe siècle, ses Souvenirs d’un révolutionnaire (1902) sont une des sources importantes pour les commentateurs de cette période. Jeune instituteur, il participe aux journées révolutionnaires de 1848. Il est révoqué pour ses idées révolutionnaires, insurgé en 1851 puis, exilé à Londres, il rencontre l’anarchiste Joseph Déjacque. De retour en France, il devient l’un des grands animateurs socialistes des réunions populaires parisiennes. Élu de la Commune, il est le premier président de l’Assemblée de Paris en 1871 et une des personnalités de la minorité socialiste antiautoritaire ; il sera parmi les derniers résistants face aux Versaillais. Puis, réfugié en Suisse, il s’oppose au conseil général de l’Internationale et présida le fameux congrès antiautoritaire de Saint-Imier. Eugène Pottier lui dédicaça le chant L’Internationale et il fut même le secrétaire d’Élisée Reclus. Pourtant, Lefrançais est boudé par les anarchistes et, curieusement, récupéré par des marxistes à tendances libertaires. C’est Daniel Bensaïd qui lui consacre une petite étude, élogieuse mais discrètement orientée, car le « camarade » est ainsi rallié à la grande famille des communistes marxistes : « Avec Lefrançais, on est en bonne compagnie. On se sent tout simplement chez soi », écrit-il. Mieux encore, un « philosophe marxiste, nietzschéen et heideggerien », qui préfère garder l’anonymat, a pris son nom pour signer des articles sur Internet. Ainsi un Gustave Lefrançais s’exprime sur Rouge Midi, journal communiste pour le rassemblement. Ce traitement du personnage historique laisse une étrange impression de récupération et de refoulement mêlés.
Il est déjà surprenant de constater qu’il n’a pas fait l’objet d’une biographie ou d’une étude particulière. En dehors de cette évocation de Bensaïd, de la notice du Maitron, et de l’étude que Jan Cerny lui a consacrée en présentation des Souvenirs, il n’y a rien ! Cet article n’a pas la prétention de combler ce vide, mais souhaite relever trois malentendus de l’histoire à son propos. Lefrançais se disait communiste, il fut à l’occasion « électionniste » et critiqua vivement les anarchistes après 1880 ! Voilà, ce que le présent article voudrait aborder, en attendant que des curieux ou des chercheurs plus compétents approfondissent la question à partir des archives disponible à l’Institut international d’histoire sociale à Amsterdam, notamment la suite manuscrite de ses Souvenirs.

Lefrançais et le communisme
Gustave Lefrançais est un vieux communiste quarante-huitard, sous l’influence de Fourier et de Pierre Leroux. Mais il évolue lors de son exil londonien, au contact de Joseph Déjacque, qui revendique un anarchisme encore plus radical que celui de Proudhon. Ce radicalisme, dû en partie à la proscription, se rencontrait chez des socialistes indépendants qui, à l’exemple d’un Ernest Cœurderoy, se tenaient en dehors des écoles et des partis, s’inspirant autant du fouriérisme que de l’anarchisme proudhonien. De retour en France, Lefrançais fréquenta les proches de Proudhon, Alfred Darimon et Georges Duchêne notamment, et « milita » avec Alfred Briosne qui présentait le collectivisme comme une synthèse de l’individualisme et du communisme. Lefrançais se tenait à distance des communistes un peu mystiques ou attardés du babouvisme et des doctrinaires du blanquisme et, en parlant de ses propres positions à la troisième personne, il « s’affirme communiste également, mais [il n’a] pas encore trouvé de définition donnant une idée précise de la façon dont [il] comprend l’organisation sociale de l’avenir » (Souvenirs d’un révolutionnaire). Son communisme s’inspirait des idées de son compagnon Briosne et s’opposait à l’individualisme du « Fais ce que veux », comme au communisme du « Puise à même le fonds commun de la richesse sociale ». Sa conception du socialisme est essentiellement mutualiste-collectiviste et, selon lui, les anarchistes, après 1873, n’avaient rien apporté de nouveau : « Lorsqu’on parcourt la littérature anarchiste – brochures, livres, journaux, manifestes et programmes de leurs divers groupements – on s’aperçoit promptement qu’aucune de leurs critiques et revendications politiques et économiques contre l’ordre social actuel ne diffère, dans la forme ni dans le fond, de celles exposées depuis longtemps par les socialistes qui les ont précédés. » Sa référence à l’anarchisme proudhonien apparaît très nettement quant il ajoute : « Je ne leur ferai non plus l’injure de supposer qu’ils s’imaginent même avoir inventé l’abstention électorale. »
Le communisme libéral d’un Varlin ou d’un Lefrançais ne doit donc pas être confondu avec le communisme libertaire de la deuxième génération, dont Kropotkine, « partisans de l’abandon de la parole collectiviste », affirmait la nouveauté en commentant le texte initiateur de Cafiero (Communisme et anarchie, 1880).

Lefrançais et les élections
Gustave Lefrançais est abstentionniste en 1863, mais il eut l’idée avec Duchêne d’une petite provocation qu’il raconte ainsi dans ses Souvenirs : « Nous avions eu la drolatique pensée, Duchêne et moi, de donner à l’abstention une expression plus tangible, en l’incarnant dans une candidature unique pour toutes les sections de Paris et dont le caractère burlesque eût indiqué nettement le but que nous nous proposions. » Mais, en 1869, Lefrançais est désespéré : « Plus de socialistes, tous candidats ou électeurs » et il raconte comment il sera conduit à devenir, lui-même, candidat de l’abstention. Cette campagne de protestation conduira à la Commune où les révolutionnaires se firent élire, non pour « légiférer » (même s’ils le feront à propos de Paris !), mais pour faire sécession avec l’ordre politique du pays. Lefrançais est avec les minoritaires : « Adversaires absolus de la notion d’autorité gouvernementale et convaincus que la révolution sociale ne s’effectuera que lorsque les institutions politiques actuelles, toutes représentatives du principe autoritaire, auront cédé la place à de nouvelles institutions ayant l’autonomie communale pour base » (Étude sur le mouvement communaliste). Quant à sa candidature aux législatives de 1889, elle fut de circonstance pour s’opposer au boulangisme et totalement réactive. Murray Bookchin en fait un précurseur du municipalisme libertaire, mais il faut souligner que Lefrançais n’avait pas connaissance d’expériences postérieures, notamment celles des « provos » hollandais et des Verts, pour juger de la validité de l’option participative aux municipales. Mais c’est surtout la protestation du communard adressée aux grands théoriciens du communisme libertaire qui fut interprétée comme une attitude anti-anarchiste et le mit à l’index du mouvement.

Lefrançais et l’anarchisme
En écrivant son brûlot Où vont les anarchistes ? en 1887, Lefrançais provoqua une violente riposte des anarchistes suisses, qui le traiteront de renégat et de votard ! Max Nettlau classe ce texte, dans la Bibliographie de l’anarchie, parmi les critiques autoritaires anti-anarchistes. Pourtant, il devance le célèbre réquisitoire anti-individualiste que Merlino formulera en 1893 (L’Individualisme dans l’anarchisme) et qui demeure un classique du mouvement. Lefrançais est ainsi le premier à avoir condamné les stupidités anti-organisationnelles du spontanéisme libertaire, à remettre en cause l’antipatriotisme dans son illusion pacifiste, à critiquer l’abondancisme et l’économie de prise au tas, l’aventurisme dangereux de la reprise individuelle et la violence aveugle de la propagande par le fait. Mais, s’il rejette catégoriquement l’attitude de cet anarchisme qu’il qualifie de « moderne », c’est au nom d’un anarchisme socialiste révolutionnaire. Il reproche surtout à ces anarchistes « modernes » leurs prétentions nouvelles attachées au dogme individualiste. « Quant à leurs négations, écrit-il, leurs critiques du présent, il y a belle lurette que les socialistes de toutes écoles sont d’accord sur ces négations et ces critiques. Depuis que Proudhon a passé par là, elles sont monnaie courante pour tous les révolutionnaires. »
Il est intéressant de noter que Lefrançais ne fait pas allusion au congrès de Saint-Imier, qu’il présida, pour commenter la naissance de cet « anarchisme moderne », mais au 6e congrès tenu à Genève en 1873, qui vota la révision des statuts généraux, « dans lequel, écrit-il, furent rompues toutes attaches avec le conseil général de Londres, dont les allures dictatoriales, sous l’influence de Marx, avaient soulevé une formidable opposition parmi les sections demeurées fidèles à l’esprit fédéraliste qui avait jusque-là caractérisé l’Internationale tout entière. » Il se rappelle à l’occasion « avec quelle fougue toute méridionale, le compagnon Brousse […] raillait les partisans du quatrième état, dont il est aujourd’hui l’un des plus fervents zélateur. » Ce que Lefrançais reproche encore à cette deuxième génération d’anarchistes, et à Reclus lui-même, c’est une remise en cause de la Commune : « Pauvre Commune ! traitée d’autoritaire », écrit-il. Il défendait la nécessité d’une administration des services publics en s’appuyant sur le rapport belge présenté au congrès de l’AIT de Bruxelles en 1874. Celui-ci avait suscité quelques réactions légitimes de James Guillaume, non pas sur la nécessité des services publics, mais sur l’usage du mot État et des confusions qui pouvaient s’ensuivre. Or, si De Paepe, qui était à l’origine de ce rapport, évolua comme l’avait senti Guillaume vers un socialisme d’État avec Brousse, Costa et Malon, Lefrançais n’évolua pas avec eux vers le parlementarisme !
Enfin il dénonce avec lucidité la dangerosité de la propagande par le fait, mais il ne condamne pas ces actes par pleurnicherie morale. Il avoue, face à la « morale » bourgeoise, admirer ces révoltés, mais il refuse la politique de l’exemple : « Est-ce pour substituer un brigandage à un autre que les prolétaires luttent et meurent depuis tant d’années ?
» “Eux dessous, nous dessus”, telle était la formule adoptée par la bourgeoisie – suivant Danton – lors de la Révolution, en parlant de l’aristocratie qu’il s’agissait de renverser.
» “Ni dessus, ni dessous”, telle la formule des révolutionnaires socialistes.
» Les procédés recommandés par les anarchistes nous ramèneraient simplement à la première de ces formules.
» Il y aurait substitution et non révolution – mais les travailleurs n’en continueraient pas moins à rester “dessous”. »
La critique de Lefrançais est pertinente mais, contrairement à Merlino, il n’abandonne pas ces convictions anarchistes. En 1897, il répond ainsi à une enquête de la Revue blanche : « La situation avilissante dans laquelle se trouve à cette heure la République française, situation voulue par tous ceux qui ont tenu en main le gouvernement, depuis le 4 septembre 1870, en fidèles continuateurs du système inauguré par les républicains le 24 février 1948, prouve clairement que le prolétariat n’a rien à espérer de ceux qui ne veulent point reconnaître que la révolution et l’autorité – républicaine ou royaliste –sont antagonistes. […] Les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis n’ont fait que me convaincre de plus en plus que cette minorité [de la Commune] avait raison et que le prolétariat n’arrivera à s’émanciper réellement qu’à la condition de se débarrasser de la République, dernière forme, et non la moins malfaisante, des gouvernements autoritaires. Mais s’il s’entête dans la folle espérance d’arriver à son émancipation par la fameuse “conquête des pouvoir publics”, il se ménage certainement une nouvelle et sanglante déception, dont il pourrait bien ne plus se relever de longtemps. »
Dans son testament qui fut lu le jour de son enterrement, il disait encore : « Je meurs de plus en plus convaincu que les idées sociales que j’ai professées toute ma vie et pour lesquelles j’ai lutté autant que j’ai pu sont justes et vraies. Je meurs de plus en plus convaincu que la société au milieu de laquelle j’ai vécu n’est que le plus cynique et le plus monstrueux des brigandages. Je meurs en professant le plus profond mépris pour tous les partis politiques, fussent-ils socialistes, n’ayant jamais considéré ces partis que comme des groupements de simples niais dirigés par d’éhontés ambitieux sans scrupules ni vergogne… »
Lefrançais n’a pas besoin d’être réhabilité, mais doit être compris pour ce qu’il était : un anarchiste sincère en désaccord avec l’évolution d’un mouvement qui privilégiait l’individualisme philosophique et le communisme idéologique au détriment du socialisme révolutionnaire et antiautoritaire qui avait été à son origine.


Claude Fréjaville