L’étrange unité de la diversité anarchiste

mis en ligne le 23 mai 2013
En janvier de cette année a paru un petit livre sobrement intitulé L’Anarchisme. Il ne manque pas d’ouvrages généralistes qui ont la vocation de présenter un tour d’horizon au grand public. La réussite n’est pas toujours au rendez-vous. Le dernier en date, très bien écrit par notre ami Philippe Pelletier, fut un succès pour l’éditeur. 1 Le livre d’Édouard Jourdain, d’un abord facile, s’adresse à deux publics, au moins. Le public des libertaires, à qui on offre là une ouverture parfois surprenante – et par là, intéressante et discutable – à des personnalités ou des mouvements et qui amène à réfléchir, à élargir nos propres horizons. Le public moins spécialisé, lui, trouvera dans ce livre un tour d’horizon philosophique, historique et, surtout, des remarques qui sont autant de ponts jetés entre la culture libertaire et des cultures dissidentes de contestations sociales, politiques ou culturelles, ce qui ne peut qu’aider à un rapprochement possible entre elles. Nous avons demandé à l’auteur de nous éclairer sur sa démarche.

Le Monde libertaire : Ce livre est-il une commande de l’éditeur et à quoi correspond cette demande ?
Édouard Jourdain : Oui, il s’agissait de réaliser une synthèse sur l’anarchisme en une centaine de pages, dont l’objectif était à la fois de donner une idée d’ensemble et d’apporter quelques éléments que l’on ne retrouve pas dans les ouvrages de vulgarisation, notamment concernant les « marges de l’anarchisme », afin que ceux qui connaissent bien le mouvement découvrent peut-être des idées ou des mouvements peu connus et qui pourtant peuvent avoir des affinités avec le mouvement libertaire.

Le ML : Vos ouvrages précédents consacrés à Proudhon furent-ils une entrée vers ce livre-ci ?
Édouard Jourdain : Ils le furent directement, en effet, dans la mesure où c’est suite à la lecture de mon ouvrage sur Proudhon aux éditions Michalon que le directeur de la collection a voulu me confier la rédaction de ce livre. Plus largement, c’était l’occasion aussi pour moi d’écrire sur la postérité de la pensée de Proudhon qui a posé pour la première fois le terme « anarchie » dans sa dimension positive.

Le ML : Vous abordez des marges peu connues et polémiques : l’anarchisme de droite, une certaine contestation des années trente… Votre travail propose une lecture enthousiasmante de l’anarchisme contemporain et retient également des sensibilités qui relèvent plus de la posture esthétique, dont les valeurs fondamentales contredisent le progressisme radical de l’anarchisme. Votre démarche d’originalité ne va-t-elle pas trop loin ?
Édouard Jourdain : Je ne suis pas sûr que ma démarche d’originalité aille trop loin, j’aurais presque tendance à penser le contraire ! J’ai tenté dans la mesure du possible de montrer la richesse et la diversité des positions que l’on peut retrouver dans le mouvement anarchiste, composant cette « étrange unité qui ne se dit que du multiple » (Deleuze).

Le ML : Pourquoi avoir écarté certains noms dans le volet culturel de votre livre (la chanson française, les écrivains, Ragon, Vian…) ou bien avoir abordé Castoriadis, qui n’est pas explicitement anarchiste, et évité dans le chapitre vi, Vaneigem ou Onfray, entre autres ?
Édouard Jourdain : C’est le problème d’une synthèse de ce type qui ne se voulait pas et ne pouvait pas être exhaustive. Il y a malheureusement beaucoup d’auteurs que j’ai écartés afin d’éviter une liste à la Prévert qui m’aurait empêché de développer convenablement tel ou tel aspect d’une œuvre ou d’un mouvement. Le parti-pris était d’axer mes propos sur les dimensions plus proprement politiques de l’anarchisme, en termes de réalisations historiques et d’idées. Quant à Castoriadis, il ne s’est en effet pas explicitement réclamé de l’anarchisme, mais pourtant son œuvre est solide sur la plupart des points qui intéressent les anarchistes : dans sa critique de l’État, du capitalisme et son projet de société autonome. D’un certain point de vue, je trouve son œuvre beaucoup plus féconde pour le mouvement anarchiste que celles de Vaneigem ou d’Onfray. J’ai bien sûr pensé à traiter ces derniers auteurs mais là encore il m’aurait fallu en évoquer d’autres, comme Michéa. Ce fut un choix difficile : j’ai préféré développer ce qui me paraissait le plus pertinent, ce qui exigeait de faire un tri parmi la richesse du mouvement anarchiste.

Le ML : Considérez-vous que les « nouveaux mouvements sociaux » comportent une dimension libertaire ? Si oui, pourquoi n’y a-t-il pas une plus franche convergence ?
Édouard Jourdain : Nous retrouvons en effet dans les « nouveaux mouvements sociaux » une dimension libertaire, dans la mesure où ils se méfient des partis et privilégient des modes d’organisation à l’horizontale, souvent autogestionnaires, sans tête dirigeante. La convergence n’a pas lieu pour diverses raisons : les nouveaux mouvements sociaux n’axent souvent leurs luttes que sur certaines dimensions, certains secteurs, alors que le mouvement anarchiste conçoit les choses beaucoup plus globalement. Puis, les mouvements sociaux ne connaissent en règle générale pas bien ce qu’est l’anarchisme, comme la plupart des gens. Ils le considèrent comme un mouvement utopiste ou romantique et préfèrent privilégier l’action locale dont ils peuvent voir les effets concrets. De l’autre côté, beaucoup d’anarchistes considèrent ces mouvements comme des mouvements réformistes qui ne remettent pas en cause radicalement le système. De ces a priori et caricatures résultent des malentendus qui induisent malheureusement cette non-convergence dont vous parlez.

Le ML : Dans vos repères bibliographiques, on s’aperçoit de la profusion d’ouvrages très récents publiés sur l’anarchisme : comment expliquez vous ce paradoxe alors que l’émergence de ces idées peine encore à se faire ?
Édouard Jourdain : Malatesta pouvait dire que le problème avec l’anarchisme n’était pas le mot mais la chose, en d’autres termes l’idée qu’il était possible que nous puissions vivre dans une société autonome, égalitaire, sans État et sans capitalisme. Dans une certaine mesure je crois que désormais les termes du problème se sont quasiment inversés. De plus en plus de personnes peuvent concevoir la possibilité d’alternatives, notamment après les critiques des totalitarismes et les crises du capitalisme qui ont marqué le XXe siècle. La chose, l’idée anarchiste, a plus que jamais une fenêtre d’ouverture sur l’histoire malgré la multitude d’obstacles de taille. Cependant, il est vrai que l’anarchisme, tout du moins en France, reste malgré tout assimilé à un certain mouvement romantique de la Belle époque dont on ne retient que les poseurs de bombe. Mais quand vous expliquez ce qu’est l’anarchisme, nombreuses sont les personnes surprises (« Ah, c’est ça l’anarchisme ? ») qui demandent à en savoir plus. En cela, il existe toujours un travail pédagogique important à continuer.

Le ML : Ce sont les travaux philosophiques, universitaires ou les mouvements sociaux à l’étranger aujourd’hui qui peuvent donner des raisons de penser que l’anarchisme évolue avec son temps et a des chances sérieuses de sortir de l’incompréhension ?
Édouard Jourdain : C’est très difficile de répondre à cette question dans la mesure où de nombreux travaux et mouvements peuvent nourrir la réflexion et l’action anarchiste sans toutefois être explicitement anarchistes. Je retiendrai comme exemple parmi d’autres celui d’Elinor Ostrom qui me paraît particulièrement significatif. Cette femme a reçu le prix Nobel d’économie en 2009 pour ses travaux sur les biens communs. Son argument était que la gestion et l’exploitation des biens communs naturels (forêts, pâturages, lacs, etc.) ne pouvaient correctement fonctionner qu’en dehors du marché et de l’État, sur la base d’une coopération autogestionnaire. Ses travaux rejoignent en cela des préoccupations anarchistes fondamentales, qui pourraient étendre ses réflexions à l’ensemble du régime de production des biens et des services. Une des raisons principales de ces rencontres qui n’ont pas lieu, dans l’immédiat tout du moins, est la parcellisation du savoir et des luttes. Le « penser global, agir local » retrouve ici ses limites : il faut aussi agir globalement. Ici la notion de fédéralisme développée par les anarchistes garde toute sa pertinence, comme alternative à la fois au centralisme et à l’émiettement postmoderne.

Le ML : Quel est votre regard sur ce que l’on appelle communément « le mouvement libertaire » ? Le connaissez-vous ? Est-il une solution ou un problème pour faciliter la diffusion des idées et pratiques libertaires ?
Édouard Jourdain : J’ai notamment milité à la Fédération anarchiste, au groupe Jules-Vallès à Grenoble, et fais partie actuellement du comité de rédaction de l’excellente revue Réfractions. Le mouvement libertaire est bien sûr le moyen le plus indiqué pour diffuser les idées et pratiques libertaires, notamment dans la mesure, et c’est là aussi le défaut de ses qualités, où il recèle une pluralité et une richesse insoupçonnée par beaucoup de nos contemporains. La difficulté tient entre autres à faire de ce pluralisme parfois contradictoire un projet cohérent et viable, en cela le mouvement libertaire est une expérimentation quotidienne de ce que peut être une société anarchiste, et ce n’est pas toujours évident.

Entretien avec Édouard Jourdain mené par Daniel, groupe Gard-Vaucluse
de la Fédération anarchiste.





1. Philippe Pelletier, L’Anarchisme, éditions Le Cavalier Bleu, collection Idées reçues, 2010, 128 pages, 9,80 euros, disponible à la librairie du Monde libertaire. Il a été chroniqué dans Le Monde libertaire : monde-libertaire.net/expressions/13827-defaites-vos-idees-toutes-faites-sur-lanarchisme