Diogène est une femme noire

mis en ligne le 23 mai 2013
1707ManoloProloNée un 1er Avril, Robyn Whitlaw était une femme noire. Au pays de l’esclavage, les États-Unis. Sans doute inspirée par Diogène, elle se mit en vente en 1967 dans une galerie d’art de New York.
Mais comme maître.
Ralph Rugoff, auteur du merveilleux livre Circus Americanus d’où toutes ces informations sur Whitlaw sont tirées, raconte qu’en 1968, pendant que les États-Unis sombraient à grande vitesse dans la guerre du Vietnam, grande pourvoyeuse de soldats inconnus comme toutes les guerres, Robyn Whitlaw, créa une œuvre appelée Monument to the Unknown Artist.
Cette œuvre, de difficile réalisation, consista à substituer les commentaires de Whitlaw aux commentaires officiels des audioguides du Museum of Modern Art. Ses commentaires signalaient l’absence à peu près complète d’œuvres dues à des Noirs ou à des femmes (ou à des femmes noires !), une absence d’autant plus surprenante que le nu féminin est de très loin le thème le plus fréquent de la peinture occidentale. Elle recommandait d’apprécier la tactilité des œuvres. Il faut savoir que cette tactilité constitue la suprême vertu d’une peinture, selon un critique d’art appelé Bernard Berenson. Comme, avec raison, la critique loue Jackson Pollock d’avoir rendu l’action de son corps présente dans ses tableaux « drippés » (peints sans que le pinceau touche la toile, la peinture gouttant du pinceau tenu bien au-dessus), Whitlaw encourageait le spectateur à toucher Number One, un grand tableau de Pollock. On s’aperçut de la supercherie lorsque plusieurs visiteurs, dûment arrêtés et chapitrés pour avoir touchés le Pollock, répondirent avec indignation qu’ils s’étaient contentés d’obéir aux injonctions « du musée » !

Égoïsme
Nous survivons dans une société à la fois si indifférente et si écrasante qu’elle n’offre que deux solutions pour croire exister : la richesse et la notoriété. Le désir de survie par le renom est, pour les artistes plus encore que pour les autres Occidentaux, un motif essentiel de l’action. Hélas, comme pour les autres Occidentaux, c’est un motif suspect, qui cherche une solution individuelle, égoïste, à une souffrance générale. Andy Warhol s’amusait des « quinze minutes de célébrité » qu’il promettait avec mépris à chacun, mais il chercha quand même par tous les moyens à décrocher, lui, une éternité de célébrité. Whitlaw décida, elle, de devenir une artiste invisible. Comme étaient d’ailleurs déjà invisibles, d’une certaine façon, les femmes et les Noirs. Fine mouche, elle participa par exemple à nombre de manifestations en tenant bien haut une pancarte. Sans que rien soit écrit dessus.
Mais il n’est pas toujours facile de demeurer invisible et le magazine Life publia une photo de Whitlaw brandissant sa pancarte nue.
Elle eut plus de succès en la matière avec son In-Visibility Project. Qui comportait, entre autres, l’idée d’envoyer des invitations à des expositions.
Clandestines.
Une fois que celles-ci avaient cessé !
En 1984, l’« appropriationnist art », un style où les artistes pillent sans vergogne les œuvres d’autres artistes, vivait ses heures de gloire. Whitlaw fut arrêtée par la police. Pour cambriolage. Du galeriste qui représentait la plupart des appropriationnistes.
Whitlaw plaida, bien sûr, que si le vol était le fond de l’art des appropriationnistes, son cambriolage relevait lui aussi, dès lors, plus du pinceau que de la pince-monseigneur. Le galeriste, avec bon sens et bonne grâce, retira sa plainte.
La suite logique de la position de Whitlaw exigeait sa propre disparition. Jusqu’à présent, on n’a plus entendu parler de Robyn Whitlaw, à ceci près que Ralph Rugoff signale qu’une étrange stèle, dans le célèbre cimetière de Forest Lawn, ne porte qu’un code-barre.